(…) le crâne des gens, c’est quand même un endroit mystérieux non ? La cervelle, c’est comme une forêt, de temps en temps il faut l’éclaircir, sinon ça devient impraticable. La forêt, tu la soulages à la tronçonneuse. La cervelle, tu l’allèges en laissant s’exprimer les idées bizarres qui l’embrouillent. C’est du mystère et de la survie, Petrus, rien d’autre.
Nous sommes coureurs de toundra, fils du vent, peuple de la nature. Devant nous les pierres se tassent, derrière nous elles se redressent, la bruyère épouse nos pas, étouffe nos souffrances, la mousse éponge nos rêves, les montagnes nourrissent notre fierté, les loups égorgent nos espoirs. Les archives ? C’est une invention de Suédois pour nous perdre.
Elle voulut jurer, mais le cri resta au fond de sa gorge. Face à elle, un amoncellement de têtes de rennes s’entassait sur leurs bois en arborescence, les yeux grand ouverts leur donnant un air halluciné, naseaux sanglants. (...) Le mur de pluie l’oppressait. Les têtes renversées, tranchées derrière les oreilles d’une sale blessure boursouflée et rougeâtre, reposaient sur leurs grands bois plantés dans la boue. Des araignées géantes qui s’apprêtaient à bondir sur elle.
Bertil et Justina mangèrent leur soupe sans plus échanger un mot. L'un et l'autre aspiraient bruyamment le contenu de leurs cuillères. Ni cliquetis ni grincement de déambulateur. Ce bruit-là au moins les réunissait. Justina s'était mise à manger ainsi pour imiter Bertil, il y a bien longtemps déjà, et à son grand étonnement il ne lui avait rien dit. Depuis cette découverte, elle mangeait toujours sa soupe en aspirant ainsi, à grand bruit, et c'était le seul moment, avec le massage du crâne de Bertil, où elle se sentait en intimité avec lui, comme elle disait. C'est même pour ça qu'elle préparait de la soupe tous les soirs, pour partager ce moment avec Bertil où tous les deux aspireraient leur soupe en faisant un sacré bruit, dans un même geste lumineux d'harmonie.