Tu me sembles aussi coriace qu'un vautour de la jungle (= surnom donné au campement des vagabonds=hobos)
Comme Oklaoma Red n'était pas un hobo à strictement parler, mais plutôt un yegg, il avait de l'argent.
Un yegg est un voleur, un perceur de coffre-fort, l'aristocrate du chemin de fer et le vagabond le plus dangereux que l'on trouve sur la route.
Je volais des livres dans les bibliothèques. J'en volais à chaque fois que l'occasion se présentait. J'en avais toujours deux ou trois sur moi, que je cachais. Un vagabond n'a pas intérêt à se faire prendre avec un ouvrage de bibliothèque. Il lui faudrait se justifier. Les cloches ont tant de choses à justifier. La situation aurait été délicate.
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Une autre fois, je subtilisai Crime et châtiment de DOSTOÏEVSKI dans une ville du Colorado. C'était une édition en deux tomes, détail que j'ignorais au moment du forfait. J'en fus mortifié et dus retourner chercher le second volume. Cette contrariété m'affecta tant que je veillai toujours à récupérer les oeuvres au complet par la suite.
(p.274 de la lectrice "notre hobo campagnol s'est fait pincer par les livres en plus des policiers du raiL!!! c'est pas joli de voler les livres mais si les voyages forment la jeunesse, ravie de voir que les livres apaisent les âmes meurtries, blessées, révoltées)
Je préférais vagabonder dans des lieux sauvages et battus par tous les vents, sans un sou, sans abri et sans rien à manger, plutôt que de courber l'échine devant les décrets du destin.
La route m'offrit un joyau inestimable, le loisir de lire et de rêver. Si j'en sortis usé, vieilli et assagi à vingt ans, elle me donna aussi pour compagnons les plus grands esprits de tous les temps qui me parlaient avec des mots royaux.
Quand j'en avais assez des revers de fortune et des rebuffades des prudes, je pouvais m'adresser à ce bon vieux Sam JOHNSON, avec son étrange mélange de naïveté et de philosophie. Je pouvais aimer Goldsmith. Je pouvais entendre CHATTERTON dire : "je suis un poète, Monsieur." Je me promenai avec lui dans les rues de Londres et je pleurai quand il avala le poison. Je pouvais flâner dans une ruelle anglaise avec Coleridge et y rencontrer John KEATS. Je pouvais m'arrêter alors que KEATS se retournait en s'exclamant : "Laisser-moi emporter le souvenir de cette poignée de main, Coleridge!" Et je pouvais entendre Coleridge répondre : "On sent la mort dans cette main."
Certains n'avaient même pas le courage de mendier mais pleurnichaient dans les jupes de ceux qui osaient. Heureusement, quelque chose de chimique en moi maintenait en activité mon cerveau, ce qui me permit de ne pas pourrir dans les ruches surpeuplées de l'humanité.
Suivirent plusieurs années d'errance dont je finis par guérir. Je vécus dans de nombreux bordels où la lie de la société trouvait refuge. Je fraternisai avec des épaves humaines aux mains tremblantes, des poules mouillées qui préféraient gémir plutôt que d'affronter la vie, des dégénérés et des pervers, sales et pouilleux, des camés qui s'injectaient de l'eau dans les veines pour atténuer les douleurs causés par leur folle recherche d'un paradis terrestre. J'appris les secrets des traîtres, des lèche_bottes et des faussaires en tous genres.