Toujours remettre en question l'autorité.
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Ce tome fait suite à Department of truth, tome 1 : The end of the world (épisodes 1 à 5). Il regroupe les épisodes 6 à 10, initialement parus en 2021, écrits par
James Tynion IV, dessinés, encrés et mis en couleurs par
Martin Simmonds. Seul le lettrage a été confié à une autre personne : Aditya Bidikar.
À Washington DC en 1987, devant la statue d'
Abraham Lincoln, à l'extérieur du Lincoln Memorial, Hawk Harrison est en train d'ironiser : il se demande si son chef qui se tient devant lui est en train de penser à
John Wilkes Booth, dans l'optique de comparer la longueur de leur fusil. Lee Harvey Oswald ne supporte pas le manque de respect de Harrison, à la fois envers les institutions, à la fois envers lui. Hawk lui explique que les temps changent, que c'est l'ère du Moi d'abord et tant pis pour les représentants de l'autorité. Lee lui demande comment ça s'est passé à New York. Il répond qu'il a fait en sorte de répandre quelques histoires de plus sur la pourriture urbaine, de manière que celles sur les Contra et le Sida passent en arrière-plan et disparaissent pour certaines. Lee lui indique que sa prochaine mission est de se rendre dans le Milwaukee pour s'occuper des témoignages des enfants sur des maltraitances perpétrées par des instituteurs sataniques. Il semble qu'il y ait un enfant prometteur : Cole Turner.
Au temps présent, Cole Turner se trouve dans un avion qui atterrit à l'aéroport de Denver. Il en descend, en suivant Ruby, une autre agente du Service de la Vérité. Il commence par lui dire que ça fait beaucoup pour lui, en particulier le fait de s'être retrouvé au bord de l'extrémité de la Terre plate. Elle lui répond qu'il a encore un rôle à jouer pour éviter que cette théorie ne se propage. Elle lui fait faire un tour de l'aéroport, sous l'angle de la légende urbaine qui veut que le site comprenne des pistes d'atterrissage en forme de croix gammée, des bunkers secrets souterrains, une fresque dépeignant le massacre des voyageurs allant chercher leurs bagages sur le tapis, certainement réalisée par les extraterrestres, ou peut-être Satan, sans oublier les barbelés au sommet du mur d'enceinte qui empêchent plus de sortir que de rentrer. Elle se lance ensuite dans la réalité des faits. Les barbelés sont implantés de manière parfaitement normale : il suffit d'aller les voir pour s'en rendre compte. Les couloirs et les bunkers souterrains correspondent à des installations de maintenance pour le système automatisé de récupération des bagages, qui n'a jamais fonctionné. Les fresques ne sont qu'une mise en scène de type New-age du principe que la paix finit par sortir de la guerre. En fait, tout ça peut se résumer à la croyance de certaines personnes que le siège du gouvernement mondial se trouve sous l'aéroport. C'est la raison pour laquelle l'organisation clandestine Black Hat en a fait une de ses bases d'opération, et pour laquelle le Service de la Vérité en a profité pour s'y installer.
Le premier tome avait produit une grosse impression : en surface, un ouvrage opportuniste et artificiel sur les théories du complot, les dénonçant tout en les mettant à profit, pour en créer une nouvelle, dans le fond une intrigue fonctionnant sur la dynamique d'une enquête promettant des révélations avec des auteurs pas dupes sur le positionnement de leur propre pays (rien ne vaut une guerre éternelle, avec un renouvellement d'ennemis pour assurer l'unité du pays contre une menace, fabriquée pour remplir cette fonction) et une narration visuelle ambitieuse et expressionniste. Dès la première page, le lecteur retrouve cette narration visuelle devant beaucoup à Bill Sienkiewicz, mais aussi cohérente et personnelle. Pendant 5 pages, Simmonds applique un découpage en 12 cases, 4 bandes de 3 cases, avec des dessins entre l'esquisse et un rendu photographique dans une bichromie grise. En y prêtant attention, le lecteur se rend compte que l'espace entre les cases est occupé par des phrases complotistes découpées dans des journaux, pour un effet visuel imparable. Tout du long de ces 5 épisodes touffus, l'artiste fait preuve d'une belle inventivité, mettant en oeuvre des techniques variées, adaptées à la nature de la séquence. Dans cette narration adulte et sophistiquée, le lecteur découvre des cases proches de l'abstraction (de gros points noirs ou tachetés sur un fond rouge dont le sens apparaît au regard des autres cases), des dessins en surimpression (la pyramide avec un oeil dans le sommet sur un mur de l'aéroport), des effets de neige sur un écran de télévision, des représentations tirant vers un autre domaine visuel (le conte pour enfant, l'illustration médiévale, la symbologie, des dessins d'enfants, etc.), des scènes très banales (Cole et Hawk en train de prendre un café dans un diner), des cases en couleur directe… L'artiste joue également avec la mise en page. Majoritairement, il utilise des cases rectangulaires disposées en bande, avec ou sans bordure. Quand nécessaire, il peut passer à des cases triangulaires, à un dessin en pleine page, à une narration dans un dessin en pleine page avec les personnages représentés plusieurs fois à différents endroits du lieu au fur et à mesure de leur déplacement. Il peut également passer en mode purement illustratif : un dessin servant de support aux cellules de texte. Il utilise également quelques motifs visuels récurrents, par exemple comme le drapeau américain sens dessus dessous, avec le rectangle étoilé en bas à droite, au lieu d'être en haut à gauche.
Le lecteur plonge donc dans ce monde aux contours incertains, à l'apparence griffée, à l'ambiance propice à la paranoïa, que ce soit à la faveur d'une lumière trop faible, ou au contraire dans un éclairage trop violent. L'intrigue continue : ce Service de la Vérité qui lutte contre des théories absurdes qui deviennent des réalités, comme la Terre plate dans le tome précédent, ou un Bigfoot dans celui-ci. Cole Turner reste en mode découverte, le petit nouveau dans cette organisation. Il est confié au bon soin de Hawk Harrison, un ancien dans le service, un agent de terrain sarcastique, puissant et cynique, l'homme qui a tout vu. Cole Turner doit donc apprendre comment les agents interviennent sur le terrain, comment ils peuvent lutter et éradiquer ces aberrations ayant pris vie, tout en essayant de saisir quel est l'objectif poursuivi par l'organisation clandestine Black Hat, et son meneur
Martin Barker. C'est ainsi qu'il découvre ce qu'il en est vraiment du quartier général sous l'aéroport de Denver, qu'il participe à une chasse au Bigfoot, qu'il se retrouve à revenir dans le Milwaukee, dans l'établissement scolaire qu'il fréquentait quand il était enfant, où les institutrices et instituteurs ont été accusés de se servir des élèves dans des rituels sataniques. La narration visuelle s'adapte à chaque situation, gérant avec élégance ce qui est montré et ce qui est laissé à l'imagination du lecteur, pour que celui-ci soit constamment en train de s'interroger sur ce qu'il doit prendre pour argent comptant, et ce qui relève de phénomènes de manipulation, de tulpas.
Au cours de la déambulation dans l'aéroport, le lecteur se rend bien compte que la collaboration entre scénariste et artiste ne se fait pas sur un plan d'égalité. le premier a beaucoup de choses à exposer, à commencer donc par les légendes sur l'aéroport, et charge au second de trouver comment rendre ça visuellement intéressant, que ce soit une discussion attablée, ou un exposé très consistant sur une légende. Il est possible de considérer cette série comme une histoire prenante, avec un point de départ très accrocheur : les théories du complot les plus fumeuses peuvent devenir réalité. Il est aussi possible de la prendre comme l'outil choisi par l'auteur pour exposer son point de vue sur ces théories du complot. le lecteur les savoure d'autant plus que certaines sont devenues des classiques de la littérature populaire, comme celle sur les reptiliens, ou sur l'assassinat de
John Fitzgerald Kennedy. D'autres n'ont pas traversé l'Atlantique : par exemple le livre Michelle remembers (1980) par Lawrence Pazder &
Michelle Smith, qui a lancé la théorie des institutrices et instituteurs utilisant les enfants dans des rituels sataniques. Certaines constituent le fondement de l'ésotérisme contemporain, comme la création, le 17 novembre 1875, de la Société Théosophique par Madame
Helena Blavatsky (1831-1891, Iéléna Pétrovna Blavatskaïa), ou encore les manigances et l'influence d'
Aleister Crowley (1875-1947) et la création d'Aiwass et de la femme écarlate Babalon.
À plusieurs reprises,
James Tynion IV prend une théorie du complot à bras le corps et se livre à une dissection bien informée jusqu'à retrouver le phénomène qui l'a générée, l'individu qui en est responsable. Ainsi le lecteur retrouve ou découvre l'origine de légendes telles que les hélicoptères noirs, la fabrication des reptiliens par
David Icke, la symbolique du 9 de trèfle dans la cartomancie, le jackalope (mélange de lièvre et d'antilope), le réseau informel de chasseurs de Bigfoot. En fonction du thème, cela peut prendre la forme d'une explication développée par Hawk Harrison ou par Ruby à Cole, ou une forme plus narrative, avec le journal intime d'un homme ayant traqué Bigfoot pendant une cinquantaine d'années, 14 pages de texte réparties sur 2 épisodes. Lors d'une traque au Bigfoot, l'agente Darla explique à Cole Turner la classification des créatures et l'effet que leur présence a sur la perception de la réalité de l'individu. Classe 1 : les fantômes, les poltergeists, les démons, les intangibles. Classe 2 : les rencontres du troisième type, extraterrestres & OVNI, les anges appartiennent à cette catégorie. Classe 3 : les monstres de tout genre. La position de l'auteur ne laisse aucune place au doute : toutes ces théories et créatures ne sont qu'affabulations et fariboles. Dans le même temps, il prend l'existence de ces théories très au sérieux, exposant la propagation de ces mèmes, les reliant au concept tibétain de tulpa, selon le Bouddhisme tibétain une entité spirituelle créée par la force de la volonté de son invocateur et forcée à se manifester dans le monde physique.
Très vite, le lecteur se rend compte que cette lecture prend une fois et demie plus de temps qu'un comics de superhéros ordinaire. Il se retrouve emmené dans une appréhension de la réalité très incertaine, grâce à une narration visuelle très élaborée, s'aventurant vers des registres graphiques peu souvent osés par les bédéistes, parvenant à ne pas être relégué à réaliser des dessins faisant tapisseries pendant un exposé sur une théorie ou un complot.
James Tynion IV raconte bien une histoire avec une intrigue. Celle-ci est indissolublement liée au thème des théories du complot, en mettant plusieurs en scène, les détricotant, mettant à nu leur origine, leur mode de propagation, la possibilité de les éventer, tout cela relevant d'un récit d'espionnage échevelé, dans lequel l'allégeance des agents peut changer, produisant des agents doubles, voire triples, sans jamais perdre le lecteur. Une bande dessinée d'une rare ambition, menée de main de maître.