AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Nemorino


C'est le titre et la charmante photo de la couverture, si rétro, de David Seymour, qui m'ont parlé : un groupe de fillettes qui dansent une ronde. Jouent-elles à chercher le Paradis, cet introuvable Paradis qui est toujours un peu plus loin. Un jeu français ? Péruvien ? Elles gambadent, si pimpantes, d'énormes flots dans les cheveux… Cette aspiration universelle que d'atteindre le Paradis a inspiré le roman tout entier de Vargas Llosa.
Avant cette lecture, je ne connaissais rien de Flora Tristan, née en 1803 à Paris et morte en 1844, femme de lettres française, penseuse éminente, militante socialiste , féministe et portant autodidacte. Mais j'ai appris que c'était aussi la grand-mère de Paul Gauguin, universellement célèbre ! Que de vilains tours joue la vie à Flora qui n'a jamais expérimenté la chaude routine qui ressemble à une existence normale ! Tout en provenant d'une famille patricienne, elle est condamnée à la pauvreté parce que le mariage de ses parents n'est pas reconnu. Et aussi elle se promène avec une balle près du coeur que les médecins n'ont pas su extraire. En dépit de cela elle salue son destin et le remercie de lui avoir ouvert les yeux !
Je ne suis nullement experte de Gauguin et ce peintre n'a jamais été mon préféré. Je m'extasie davantage devant la lumière vibrante de son collègue Vincent van Gogh. Contrairement à Flora Tristan, je me suis toujours protégée de la politique et ne me suis pas intéressée aux affaires sociales. Douée d'un esprit plutôt contemplatif et solitaire, je ne me suis jamais battue pour une grande cause, même pas pour le beau de la poésie et des arts. Je serais un monstre d'égoïsme, aussi délicieux que méprisable, pour Flora, surnommée Madame-la-Colère, et une Occidentale sclérosée au sexe fané dès avant ma naissance et bridée par la mièvrerie des religions monothéistes ambiantes, aux termes presque exacts de Paul Gauguin épris de la vie sauvage ! Me voilà, indirectement, brutalisée. Et pourtant, ce livre m'a énormément passionnée et enrichie tant il est grandiose par sa forme et sa quête de l'absolu.
Il est construit de façon symétrique comme une alternance équitable de chapitres, avec le jeu du Paradis évoqué dans le premier et le dernier. Pour être totalement honnête j'avoue que la partie « Gauguin » m'a fourni plus d'affinités spirituelles que « Florita l'Andalouse », cette inflexible habillée en homme. Certains épisodes euphoriques liés à l'artiste peintre ont eu droit aux relectures mais pas l'enfer subi par Flora Tristan. L'enfer subi quoiqu'aussi défié par son courage.
Mario Vargas Llosa relate des faits, recourt aux dialogues, use des descriptions, comme un narrateur procède d'habitude, puis, curieusement, il se met à tutoyer ses deux héros principaux : Paul Gauguin et Flora Tristan. C'est assez significatif mais déroutant au début.
Dans ce roman, je retrouve ce qui est devenu pour moi le signe d'un chef-d'oeuvre : la difficulté de faire une citation soit par crainte d'abîmer la pensée en la sortant de son contexte soit par une incapacité d'élire un passage du livre ; chaque parcelle y est magnifique et il aurait fallu recopier tout. J'ai quand même publié quelques citations pour illustrer mon propos. Que d'aphorismes dont la brillance est digne d'Oscar Wilde !
Que la vie de Flora Tristan ainsi que celle de Gauguin, rongé par sa « maladie imprononçable », est tragique mais combien pleinement elle a été vécue ! Ce sont deux antipodes. Leurs excès en témoignent. Flora fuit le plaisir comme la peste tant que l'humanité n'est pas sauvée des exploitateurs. « Tu es une puritaine, Florita, une nonne laïque. » À part le sentiment que le plaisir ne peut que dilapider son énergie et sa force morale, le sexe lui inspire le dégoût après son mariage. Elle quitte son époux violent et pervers, repousse tous les valeureux prétendants qui tombent à ses genoux. Flora ne s'abandonne que, pendant une courte période, dans les bras d'Olympe qui lui fait découvrir qu'en fait l'amour existe ! L'idée que la mission, le combat bolchevique, est incompatible avec une passion amoureuse ainsi que le renoncement à toute vie sentimentale au nom du changement de la société apparaissent souvent dans la littérature, jusqu'à leur forme caricaturée, entre autres dans « Docteur Jivago », à travers le personnage du mari de Lara, Pavel Strelnikov (cet exemple m'est venu à l'esprit en premier).
Les parties réservées à la militante tournent autour des villes où elle était venue parler aux ouvriers. Celles de Gauguin se consacrent à la genèse d'un tableau en particulier : Eaux mystérieuses, Portrait d'Aline Gauguin, Nevermore, D'où venons-nous ? Que sommes-nous ? etc. Par exemple, dans le chapitre 2, il s'agit de l'histoire du tableau « Manao Tupapau » dont le nom se traduit par « Elle pense au revenant » ou « le revenant pense à elle ». Quand Koké (surnom tahitien de Gauguin) entre dans sa chambre obscure et qu'il gratte une allumette, sa femme le prend pour un revenant ! Il tremble d'excitation à la vue de ce corps allongé, aux fesses froncées de peur, et réalise quelques semaines après « un véritable tableau de sauvage », longuement rêvé !
Dans chaque toile dort le désir, elle est peinte avec sa verge. Pas d'érection pas d'inspiration ! Une grande vérité, d'ailleurs. Cette idée domine dans le roman, sans pruderie, comme celle de créer et non imiter la nature ! Il fait de ses modèles ses vahinés et inversement. Elles ont presque toujours quatorze ans.
Qu'il est beau, qu'il est heureux, Gauguin, au début de l'oeuvre, lors de son séjour à Mataiea, dans ce paysage aux couleurs vives, parmi les hommes et les femmes orgueilleux de leur corps : « Il se levait tôt, au point du jour, et se baignait dans le fleuve voisin, prenait un petit déjeuner frugal — la sacro-sainte tasse de thé et une tranche de mangue ou d'ananas —, puis se mettait au travail, avec un enthousiasme jamais en défaut. »
Il admire la sagesse sexuelle des natifs qui admettent très naturellement l'existence du troisième sexe, les mahus, hommes-femmes. Pour les habitants de cet Éden qui est Tahiti, se mariant et se démariant comme ils veulent, le sexe est un divertissement, un passe-temps, mais il peut aussi prendre un caractère du rite sacré.
J'ai particulièrement apprécié le chapitre qui parle des débuts de Paul Gauguin : son « vice tardif », la peinture, a explosé sa carrière de nanti et sa vie pondérée et sécurisée avec son épouse légitime Mette Gad, surnommée la Viking pour ses origines danoises. Et aussi le chapitre où il remémore sa vie avec Van Gogh à Arles : « En réalité, Paul nettoyait et Vincent salopait » !
Ainsi, les parcours respectifs, tout entiers, de Flora et de son petit-fils se déroulent par des flash-backs dotés d'un réalisme inouï, des digressions philosophiques, des séjours dans différents lieux. Gauguin voyage : de la Bretagne traditionaliste aux îles Marquises. En ce qui concerne Flora Tristan, elle passe par Auxerre, Dijon, Lyon, Roanne, Saint-Étienne, Avignon, Marseille, Toulon, Nîmes, Montpellier, Béziers, Carcassonne, Bordeaux, avec une conviction sans pareille — et tout cela en 1844, son ultime année. Elle se souvient de Londres, « le comble de l'iniquité » :
« La dernière nuit dans la ville fortifiée [Carcassonne], elle rêva à la cuillère de fer et à son tintement d'outre-tombe. C'était un souvenir persistant qui, d'une certaine façon, symbolisait finalement son voyage en Angleterre : le tintement de cette cuillère métallique, reliée par une chaîne aux bouches d'incendie, dans maints carrefours londoniens, où les misérables venaient étancher leur soif. L'eau que ces pauvres buvaient était contaminée, car avant d'arriver au réservoir elle avait traversé les égouts de la ville. La musique de la pauvreté, Florita. Tu l'avais dans les oreilles depuis cinq ans. Parfois tu disais que ce tintement t'accompagnerait jusque dans l'autre monde. »
Et le Paradis nous semble plus loin que jamais.
Et toi, cher Paul, a quoi rêvais-tu avant de disparaître ? Tu te rappelais sûrement un de ces tableaux où tu avais peint des chevaux en rose crépusculaire galopant dans la baie marquisienne ?
Commenter  J’apprécie          7916



Ont apprécié cette critique (79)voir plus




{* *}