Gore Vidal, dans sa préface, place son roman de 1948 sous le noble patronage de
Thomas Mann, et ce n'est pas un hasard si le romancier américain invoque l'autorité d'une des grandes figures de la littérature européenne. Son livre, en effet, emprunte la forme classique du roman de formation, mais en la transformant. Son héros passe de longues années de sa vie à garder et poursuivre le souvenir bienheureux d'un instant de grâce de son adolescence, et à chercher à retrouver le garçon qui l'a vécu avec lui, pour se rendre compte amèrement de son erreur à la fin. L'histoire se termine pour lui dans la lucidité douloureuse et le désenchantement, un peu comme dans les grands romans européens que nous connaissons, sauf que l'illusion n'a pas aliéné le personnage, mais l'a aidé à vivre, et que sa perte ne lui procure aucune paix.
Ce qui change aussi par rapport aux grands modèles, c'est la sexualité du héros : son éducation sentimentale ne concerne pas les femmes, mais les hommes, et le livre a fait scandale quand il est paru, alors qu'il raconte sensiblement la même chose que
Flaubert ou
Balzac.
Proust, dans sa Recherche du Temps Perdu, l'avait bien montré en analysant impitoyablement le sentiment amoureux : peu importe, finalement, l'identité sexuelle des personnes aimées. Mais on n'en était pas là en 1948, ni peut-être aujourd'hui, en ce temps fécond en nouvelles étiquettes lucratives et sottes ("LGBT" etc). Vidal fait aussi figure de précurseur car les figures homosexuelles qu'il campe ne sont pas toutes conformes aux stéréotypes habituels : hommes futiles, efféminés, ridicules et tragiques. Il annonce la révolution esthétique américaine "gay" des années 60, qui marque l'appropriation, par des figures homosexuelles masculines, de la virilité la plus ostentatoire. Enfin, une des particularités de son roman, qui le rend inférieur aux grandes oeuvres européennes, est que le héros laisse passer de longues années sans jamais interroger ce moment de grâce qui lui sert d'Etoile Polaire, dont il croit garder précieusement le souvenir en lui, intact, hors du temps. Il désire revivre ce moment comme si le temps n'avait aucune prise sur lui, ni sur les autres. C'est pour le romancier une occasion d'écrire une fin brutale et dramatique, mais finalement moins subtile que dans les romans européens auxquels Vidal se réfère.
Proust et
Gide ont signalé que l'homosexualité masculine est un thème littéraire majeur, d'un riche potentiel esthétique, quelles que soient les conditions de vie réelle des personnes que la littérature représente. Enfin, ce roman à la troisième personne, non exempt d'humour et de satire, ne prêche pas et ne milite pas, ce qui est un gage de bonne qualité.