La cul-singe

Il fallait agir vite parce que je manquais de virilité. Je devais penser à l’avenir. Les mecs qui en avaient dans le pantalon gagnaient plus de fric, tombaient toutes les gonzesses, raflaient les postes de premier plan. Les parents appelaient cela le « charisme ». J’étais convaincu que j’en étais capable, que c’était une question de volonté. Un stage d’été, dans une usine de papier où personne ne me connaissait, me parut le moment opportun pour opérer ma métamorphose. Je voulais acquérir l’assurance et la bestialité d’un prolo.

Il se montrait allergique à toute manifestation de sensibilité et à toute forme d’effusion. La très faible part qu’il semblait accorder aux émotions pourrait le définir tout autant que le fait qu’il fleurait toujours bon l’eau de Cologne la plus raffinée. On m’avait raconté qu’il avait été sévère et colérique dans sa jeunesse mais, des emportements jupitériens qui avaient précédé ma naissance, il ne restait rien. Dieu d’ordre et de devoir, mon grand-père n’avait plus besoin de faire peur pour dominer moralement la famille.

On avait attendu d’elle qu’elle se marie avec un fils de famille. Elle avait choisi un écorché vif, un sauvage, sans le sou. Elle souscrivait uniquement aux codes vestimentaires classiques de son milieu, cols Claudine, jupes-culottes et tailleurs en laine. Pourtant elle aurait pu rester naturelle, avec ses cheveux courts, libérée des attentes. Mais à ses yeux, une femme intelligente ne pouvait porter que des tenues strictes et se garder de paraître aguicheuse. Il fallait choisir : être intelligente ou belle.

Mon père se savait charmant, attirant avec des yeux bleu délavé qu’accentuaient des sourcils épais et des cheveux noir charbon. Son nez planté droit lui donnait un air insolent. Sa bouche était mince, fine, presque féminine. Il avait vraiment de l’allure. Il devait s’ennuyer à soigner de vieilles dames percluses de rhumatismes. Sur une photo, il apparaît fluet, en blouse blanche. Il n’avait que vingt et un ans. Un peu bègue, disait-on, susceptible, déjà si orgueilleux.

Mon père devait être fier de régner sur les corps que les gens lui abandonnaient en toute confiance, il devait aimer sentir le grain de la peau d’inconnus sous la pulpe de ses doigts, pétrir les chairs. À tout prix, avant même les confidences de ma grand-mère, je tenais à le voir à l’œuvre. Je lui avais juré cent fois, la main sur le cœur, de me faire oublier dans un petit coin, mais jamais il n’avait cédé. Secret médical oblige.