Je me mis à penser à la mort. C’était une question que nous soulevions très peu, Breton et moi. L’idée de la vie nous faisait vomir. Elle revenait à chaque instant, cette idée, ce qui alimentait nos sursauts, nos hoquets et nos crachements de fluides divers. Il était extrêmement difficile de vivre, de survivre, de continuer à effectuer ce long passage dans la folie généralisée, dans la schizophrénie généralisée du camp, de rencontrer jour après jour l’hostilité de tout et de tous, il était extrêmement pénible et vain de prendre part à cette lente course d’obstacles, de sentir la dégradation mentale et physique s’accentuer en nous, de sentir nos corps s’épuiser, être gagnés par de vilains maux et de vilaines odeurs, extrêmement pesant d’être obligés à avancer coûte que coûte, avec tout au plus la perspective d’une prochaine étape, d’un prochain chapitre dans un livre dont la fin nous échappait et nous échapperait
Il s'enfonce dans la pluie et l'obscurité.
Il tourne dans l'avenue Chouïgo, il traverse la place Dadirboukian et, pendant une demi-heure, il longe l'avenue des Soeurs Vandale. Il va en direction du secteur Baltimore. Il énumère mentalement les bâtiments et les dortoirs, ceux qu'il sait reconnaître ou qui ont conservé, sinon leur affectation d'origine, du moins une plaque qui la rappelle. Vénérologie. Gastro-entérologie. Dermatologie pour non-voyants. Dortoirs Jean Freek. Recherche vétérinaire. Soins palliatifs. Intervention xénologique. Société des amis de la Chine. Médecine foetale, reproduction et génétique. Services politiques. Services techniques. Réanimation.
Le camp psychiatrique est vastissime.
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La pluie ne cessait pas. Kaytel venait de tirer une dernière bouffée. Il écrasa sa cigarette dans le cendrier. Il avait envie d'exprimer des doutes sur ses chances d'effectuer victorieusement un aller-retour chez les morts, mais il se retint
Breton, au fil des années, s’était affaissé, et, alors que dans sa jeunesse il avait des apparences de sportif, et même les compétences musculaires qui vont avec, il aurait pu à présent passer inaperçu au milieu d’un groupe de septuagénaires menés à l’abattoir. Il tourna vers moi son visage desséché et jaune, sa physionomie de momie. Il se tenait près de la porte mais il n’avançait pas encore la main vers la poignée. Je haussai les sourcils et lui demandai muettement ce qu’il avait l’intention de faire. Sans desserrer les lèvres, il me montra son paquet de cigarettes, s’enroula une écharpe autour du cou et sortit.
J’en profitai pour aller boire un verre d’eau dans le coin toilettes. La chambre ressemblait à une chambre d’hôtel minable, avec un lit sans literie, à sommier de bois, conçu pour accueillir des dépouilles n’ayant aucune exigence de confort. Outre cette couchette particulièrement étroite, il y avait deux chaises, un coin penderie vide et une petite table basse sur laquelle nous avions installé un échiquier. Breton avait les noirs et il était en train de perdre. Il y avait aussi une table de nuit. Nous l’avions éloignée du lit. Nous posions dessus nos appareils d’observation quand nous ne nous en servions pas.
Alors que j’allais de nouveau me poster devant la fenêtre pour essayer de reprendre un contact visuel avec la fille, la porte s’ouvrit et Breton entra. Il n’était pas seul. Deux grands types l’accompagnaient. Il me semblait les avoir déjà aperçus dans une assemblée générale, peut-être des miliciens du Parti liés aux « Communards de l’éveil suprême » ou aux « Renonçants rouges », deux fractions que je n’ai jamais portées dans mon cœur. Ils avaient des têtes de gangsters et des manteaux qui leur descendaient jusqu’aux chevilles, le style guébiste. Ils étaient nimbés d’une fragrance pénible. Une mixture. Araignées de gare routière, déodorant de cabinets et frites. Breton avait l’air tendu et il cherchait mon regard. Il voulait m’avertir de quelque chose. Je ne compris pas ce qu’il voulait me transmettre.