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EAN : 9782021363753
304 pages
Seuil (03/01/2019)
3.85/5   56 notes
Résumé :
Trois voix puissantes, toutes liées au théâtre, à la féminité, au chamanisme et à la mort.
Dans un pays de montagnes et de désert, une petite troupe itinérante est attaquée par des bandits. Bien vite, l'unique survivante est entraînée dans la vie criminelle et sauvage de ses ravisseurs. Esclave sexuelle d'un chef, elle reste obsédée par un cantopéra composé de vociférations magiques qui s'adressent à toutes les petites soeurs du malheur et qui les guident ve... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (17) Voir plus Ajouter une critique
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Frères sorcières, paru en début d'année, est à ce jour le dernier avatar du post-exotisme (il devrait, dit-on, y en avoir six autres ensuite, et puis silence), et publié pour le coup sous le nom d'Antoine Volodine. Il se voit associé le qualificatif de genre « entrevoûtes », qui avait déjà accompagné de précédentes publications signées Volodine et Lutz Bassmann, et qui serait semble-t-il défini dans le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, que je n'ai hélas pas lu – aussi est-il difficile pour moi de saisir pleinement ce concept, si cela a la moindre importance, mais relevons du moins que ce terme emprunté à l'architecture semble soutenir la structure de ce livre, composé de trois parties on ne peut plus différentes, mais qui n'en sont pas moins supposées se répondre.



Quoi qu'il en soit, nous sommes en terrain connu. C'est à la fois ce qui est merveilleux avec le post-exotisme, et ce qui, si j'ose l'avouer, me fait redouter un peu chaque nouvelle lecture en la matière (en précisant que je n'en ai pas lu tant que ça non plus, a fortiori des autres avatars de l'auteur...) : Volodine et Cie cultivent une voix singulière depuis Biographie comparée de Jorian Murgrave, et brodent depuis sur les mêmes thèmes, sur les mêmes images, avec une patte stylistique caractéristique, sans pour autant jamais vraiment se répéter, car chaque livre a sa personnalité, mais en renouvelant toujours cette matière travaillée avec une dévotion maniaque. Toutefois, à chaque nouvelle lecture, au moment d'entamer le livre, je me demande presque systématiquement si ce ne sera pas « celui de trop » dans ce registre, celui dans lequel la manière propre à Volodine tournera à la formule – et, pour être honnête, à la lecture de Frères sorcières, je me suis posé cette question au-delà de la première page…



En définitive, je ne crois pas que Frères sorcières soit « le livre de trop », et j'ai apprécié ma lecture – je ne prétendrai pas pour autant avoir été parfaitement convaincu de la première à la dernière ligne… d'autant que l'auteur, ai-je l'impression, y joue un jeu dangereux avec l'autodérision, ce qui est généralement plutôt sympathique, mais qui, comme tant de post-trucs, louche peut-être un peu occasionnellement sur l'autoparodie ? Il faudra y revenir – mais disons d'emblée, pour les amateurs du TL;DR, que Frères sorcières, avec ses qualités, ses bons moments, sa puissance évocatrice typique, me paraît plutôt bon, oui, mais… relativement mineur ? En tout cas pas à la hauteur de mes Volodine préférés, Des anges mineurs et Bardo or not Bardo – mais peut-être davantage au niveau de, mettons, Terminus radieux, le précédent roman signé Volodine, et qui avait beaucoup enthousiasmé la critique, mais ne m'avait pas totalement convaincu à titre personnel (en même temps, je l'avais lu durant une « très mauvaise période »…).



Frères sorcières se scinde donc en trois parties, formellement très différentes. La première, intitulée « Faire théâtre ou mourir », est la plus « accessible » – celle aussi qui, d'emblée, ressort en vrac tout le corpus volodinien. Nous y assistons à l'interrogatoire (une figure classique du post-exotisme, lequel n'est pas tant un mouvement littéraire que l'association de fait d'auteurs dissidents emprisonnés), l'interrogatoire, donc, par une sorte de juge des enfers déguisé en agent du KGB, d'une femme du nom d'Éliane Schubert – qu'on imagine ficelée sur une chaise, les yeux agressés par un projecteur braqué en pleine face.



Éliane Schubert faisait partie d'une troupe de théâtre majoritairement féminine, que les aléas de la politique comme de la route ont entraînée dans les vallées et les collines d'une sorte d'Asie centrale mythifiée, semi-désertique, toujours imprégnée des habituels reliquats post-soviétiques caractéristiques du post-exotisme, mais sur un mode plus lointain et plus barbare. Et, justement, la troupe tombe entre les griffes d'une bande de brigands, comme un souvenir de Cosaques, et la situation dégénère bien vite : les hommes sont abattus, puis les femmes – à l'exception (?) de la seule Éliane Schubert… mais pas avant d'avoir servi d'esclaves sexuelles à ces mâles répugnants et pas peu fiers de leur brutalité criminelle, perçue comme un aspect essentiel de leur masculinité nécessairement agressive. Volodine à l'heure de #MeToo et des débats sur la culture du viol ? Peut-être, et peut-être pas non plus tout à fait, car le corpus post-exotique, depuis bien longtemps, abondait déjà en figures féminines fortes, rebelles et sorcières, en proie à l'agressivité des mâles mais certainement pas disposées à se laisser faire – dont Éliane Schubert n'est au fond qu'une nouvelle variation.



Mais le qualificatif de « sorcière », ou de « chamane », souvent employé par ailleurs pour désigner l'auteur et ce livre tout spécialement, doit sans doute plus que jamais être mis en avant (à l'heure, là encore, où l'on semble priser de nouveau l'éloge de la sorcière comme archétype féminin fondamental, ce qui revient par vagues). Car il établit une filiation entre Éliane Schubert et ses modèles passés, impitoyables mamies bolcheviques, prêtresses et magiciennes cachées dans la toundra ou dans les logements sociaux, et poétesses nomades et folles – comme Maria Soudaïeva et ses Slogans : Éliane Schubert a été élevée dans le théâtre des Vociférations, un « cantopéra » tout en IMPRÉCATIONS MAJUSCULES ET EXCLAMATIVES ! qui ont quelque chose de « mots de pouvoir » performatifs, les attributs d'une poésie archaïque qui est en même temps et peut-être surtout acte essentiellement magique, et donc profondément subversif – de l'ordre du monde naturel comme de la politique humaine.



Les Vociférations constituaient le substrat fondamental de l'éducation d'Éliane Schubert, comme un secret transmis de mère en fille, et ont décidé de sa vision du monde. Un temps, peut-être, l'artifice du théâtre a pu les dénaturer, les amoindrir, même. Mais dans l'enfer de la bande de brigands, pas un « enfer fabuleux » mais un cauchemar barbare aux relents concentrationnaires, qui noue perpétuellement les tripes, ces slogans d'agitprop retrouvent leur fonction magique, et sont bien perçus comme tels par les femmes brigandes (il y en a), qui y voient une ressource unique, proprement féminine, et digne de respect, dans un environnement masculin où le respect n'est jamais dérivé que de la force. Cependant, le sort d'Éliane Schubert demeure un calvaire – et son statut de survivante douteux…



« Faire théâtre ou mourir », oui, est la partie la plus accessible de Frères sorcières – et nous sommes bel et bien en terrain familier, ici. Mais, justement, la magie Volodine opère, avec une efficace qui renvoie à la pratique chamanique en même temps que théâtrale d'Éliane Schubert : ces thèmes, ces personnages, ces mots, nous les connaissons, et depuis Biographie comparée de Jorian Murgrave si ça se trouve, mais ils fonctionnent toujours aussi bien, ils ont toujours cette vertu caractéristique relevant presque de l'hypnose, ils suscitent, via l'accord tacite de l'auteur et du lecteur, un paysage mental typique et qui séduit toujours autant. Oui, le terrain est familier – mais on l'apprécie, on le vit, on le ressent, et tout cela est terriblement et magnifiquement juste.



Le reste… est plus ardu. La partie centrale de ces « entrevoûtes », intitulée « Vociférations », reprend, sous 49 items composés de 343 sentences, le texte du « cantopéra » qui a formé Éliane Schubert. Et nous sommes là encore en terrain connu, au fond, car ce texte renvoie évidemment aux Slogans de Maria Soudaïeva. Cependant, je ne garantirais pas que l'impact soit le même…



Nous sommes bien confrontés à une sorte de poésie surréaliste, relevant souvent de l'écriture automatique, habillée sous les oripeaux grotesques d'un réalisme socialiste d'emblée perverti, une rhétorique révolutionnaire tout en imprécations démentes braillées à pleins poumons – des FORMULES MAJUSCULES ! agressives et absurdes, qui prennent sans cesse le lecteur/spectateur à Parti. Mais rien de tout cela n'a de sens, au fond – les formules sont vides, car ce n'est pas ce qui compte vraiment : ce sont des « mots de pouvoir », des mantras même pas vraiment cachés derrière les ordres d'agitprop, des « Om̐ » déguisés en rhétorique révolutionnaire.



Cependant… Je crois que, non, l'effet produit n'est pas le même que dans les Slogans de Maria Soudaïeva, avec leur étrange poésie. Ici, on a davantage l'impression d'une production en roue libre, pour le coup, et si la déposition d'Éliane Schubert témoignait de la puissance performative de ces Vociférations, leur lecture sèche et enchaînée produit surtout un sentiment d'imposture et d'absurdité. Et on peut se demander, assez légitimement je crois, quelle est la part d'autodérision dans tout cela – voire, donc, d'autoparodie.



Une question qui se posera encore dans la dernière partie de Frères sorcières, intitulée « Dura nox, sed nox ». Et, formellement, c'est encore autre chose : une phrase unique s'étalant sur 120 pages (bon, avec quelques « tricheries », des points de suspension ou des répliques insérées dans le texte…), comme le long monologue intérieur, et nécessairement confus, d'une créature pas véritablement humaine, peut-être divine, peut-être démoniaque, probablement autre chose, et qui commente en direct ou après coup ses innombrables incarnations, masculines et féminines, sur des millénaires et des millénaires d'une humanité qui se perpétue contre vents et marées, absurdement – quand l'environnement de prédilection de la créature est un espace noir, dont on ne sait s'il est avant tout chaotique, sur un mode primordial notamment, ou bien parfaitement nihiliste.



Et, sans doute, cette litanie maladive nous renvoie, au moins dans les thèmes, à la déposition extorquée à Éliane Schubert, car les mille avatars du « narrateur », en naviguant sans plus s'y arrêter entre les genres, témoignent toujours d'un univers mental aussi bien que physique où le sexe est déterminant, et plus qu'à son tour sur un mode menaçant – relevant de la prostitution ou du proxénétisme, du viol et de l'inceste, etc. Çà et là, des couples se forment, se dissolvent, ou bien au contraire se perpétuent, mais souvent dans la rancoeur et le mépris, la haine et la violence, la crainte et la malédiction, et l'esprit passe d'un partenaire à l'autre, ou, au sein de telle ou telle association de circonstance, intervertit les rôles masculins et féminins, dans un geste onaniste aux connotations symboliques fortes – et l'ensemble constitue une mythologie très à-propos pour cette figure immortelle et résolument non humaine, relevant tantôt du monstre, tantôt du trickster, tantôt (forcément) de la sorcière… et tantôt de la création littéraire pure, autosuffisante d'une certaine manière, encore qu'elle procède souvent par citations – de Howard Phillips Lovecraft (oui !) aussi bien que de… Lutz Bassmann… ou même un certain Antoine Volodine, raillé au passage pour sa mesquinerie à l'encontre de telle ou telle figure du post-exotisme bien plus douée que lui !



Car l'autodérision envisagée plus haut pour les « Vociférations » est assez marquée dans cette troisième et dernière partie – et elle présente là encore au moins le risque de l'autoparodie, ce qui ne facilite pas la tâche du lecteur.



Lequel est par ailleurs confronté de la sorte à un texte assez hermétique – et, disons-le si c'est peut-être risible à vos yeux, j'ai trouvé ça d'une lecture assez épuisante… Mais il est vrai que j'ai tendance à me montrer méfiant devant ce genre de procédés littéraires, ici cette longue phrase ininterrompue ou presque : à tort ou à raison, j'ai tendance, presque systématiquement, à y voir comme des « coquetteries d'écrivain », des outils plus tape-à-l'oeil qu'autre chose, car d'une pertinence limitée au-delà de la seule démonstration formelle de l'auteur au travail et très désireux d'en faire étalage. Généralement, cela ne sert pas à grand-chose… Ici ? Eh bien, ici… oui, cela peut avoir du sens, car il s'agit après tout de pénétrer la psyché d'un être résolument autre, et d'une créature dont la conscience s'étend sur quarante-neuf fois sept mille ans et onze jours (ou quelque chose comme ça), d'une créature d'essence changeante par ailleurs, et qui suscite, entretient et, d'une certaine manière, légitime, un rapport au monde forcément un peu confus. Admettons… mais, oui, c'est assez épuisant, et si cela peut se justifier, je ne suis pas certain que ce soit vraiment utile, et encore moins nécessaire.



On avouera cependant que ce procédé, s'il a ses inconvénients, produit effectivement quelques belles pages. Si la narration est confuse, c'est peut-être qu'il faut davantage appréhender cette « seule longue phrase sorcière », comme le formule la quatrième de couverture (renvoyant, je suppose, aux slogans performatifs des deux premières parties de ces « entrevoûtes »), comme une sorte de long poème en prose, peut-être pas tant halluciné qu'étranger. le style Volodine est reconnaissable derrière l'absence de points et de paragraphes, qui produit parfois des séquences de toute beauté. Mais disons que ça se mérite.



J'ai bien aimé Frères sorcières. le Volodine nouveau est un bon cru – mais pas un des meilleurs, en ce qui me concerne, loin de là même. Il a en tout cas quelque chose de déconcertant – qui tient à la fois au jeu dangereux typique du post-exotisme explorant sans cesse les mêmes thèmes avec les mêmes procédés, si chaque livre du post-exotisme demeure singulier et doté d'une forme de personnalité appréciable, comme un renouvellement perpétuel plutôt d'une déclinaison sur le mode de la formule, et à ce que ce jeu dangereux est perverti encore d'une certaine manière par une forme d'autodérision marquée, peut-être salutaire, peut-être inquiétante. Si « Faire théâtre ou mourir » emballe sans peine, en raison de ou malgré son relatif « classicisme » volodinien, les « Vociférations » prises en tant que telles relèvent un peu de la mauvaise blague (aussi ne faut-il pas les prendre en tant que telles, mais seulement en les insérant à leur place dans le dispositif des « entrevoûtes », supposé-je sans bien comprendre véritablement ce qu'est au juste ce dispositif), et « Dura nox, sed nox » épuise et déconcerte, tout en fascinant par moments.



Un livre difficile à appréhender, donc – plutôt convainquant en définitive, mais avec peut-être quelques limites ? Inégal, dans ce format bâtard associant des formes très différentes ? Quoi qu'il en soit, j'ai encore plein de « voix du post-exotisme » à explorer, et peut-être certaines pourraient-elles m'éclairer, a posteriori, sur la valeur propre de Frères sorcières, tout en ayant leur intérêt singulier – ce qui est l'essence même de ce « cycle » en forme de cathédrale, ou d'usine, c'est la même chose, en ruines.
Lien : http://nebalestuncon.over-bl..
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L'écriture d'Antoine Volodine et de ses autres avatars post-exotiques est toujours aussi exigeante. Mais de temps en temps j'aime m'y perdre. Depuis « Terminus Radieux », pas vraiment de changements dans ce monde en déliquescence, où des voix se succèdent, vivantes ou pas.

Trois textes forment cet ensemble.
La première partie donne la parole à Eliane Schubert, une artiste, membre de la troupe théâtrale de la Grande-nichée, qui essaye de survivre dans un nord-est oriental en guerre. La forme de cette partie, c'est un dialogue, presque un interrogatoire, entre Eliane et cette voix incluse dans le flux du texte, qui la pousse à préciser son histoire.

La seconde partie, plus courte, est un texte poétique qu'Eliane Schubert, connaissait par coeur. Un « cantopéra » appelé Vociférations. Ce sont des slogans hurlés et peut être chamaniques.

Enfin le troisième texte, qui court sur toute la seconde moitié du livre, est un torrent verbal, sans respirations. On n'y trouvera pas de phrases se terminant par un point. Des virgules, des points de suspension en rafales, qui obligent à une lecture rapide et épuisante, se suivent sans relâche. La voix qui s'exprime est celle d'un être indestructible animé d'une grande violence et qui prend l'apparence de toutes sortes de personnes, hommes ou femmes, à travers les siècles.

J'ai peiné à trouver une unité entre ces trois textes, mais de toute manière avec Volodine il faut lâcher prise pour se laisser emporter.
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Voilà un roman très amusant et même, très agréable à lire malgré certaines recherches d'écriture qui dérouteront les lecteurs non prévenus. La fiche Babelio qui le présente ne parle que de genre et de féminité (comme si c'était la même chose), obsession prévisible à notre époque. Mais quand on lit vraiment le livre, abstraction faite des modes, on ne voit nullement le roman féministe militant que la fiche laisse prévoir. Il y a certes trois personnages féminins (un personnage féminin dans un roman, ce n'est pas "une femme", voir Marguerite Yourcenar à ce sujet) : Eliane Schubert, actrice de théâtre itinérant subissant un interrogatoire désagréable et anonyme grâce auquel elle raconte sa vie dans la troupe, les pays imaginaires qu'elle traverse et les violences catastrophiques qu'elle subit ; et Amandine Odilone ainsi que Bella Ciao, qui figurent dans la troisième partie, "Dura Nox, sed Nox". Ces personnages sont d'autant moins des "femmes" (ou d'autres, des "hommes") que le rôle principal de l'ouvrage est tenu par un immortel sans "genre" ni noms précis, qui s'incarne indifféremment en êtres de l'un et l'autre sexe littéraire, notamment en Amandine Odilone et en Bella Ciao : un des noms les plus anciens de cet Immortel qui vit "d'un Big Bang à l'autre" et au-delà, est Moô-Moô : " ... derrière la cuirasse innommable de centaines de milliers de siècles et de centaines de milliers d'identités successives, d'identités provisoires et cyniquement impropres et ridicules, [il] n'est nul autre que l'infâme, le cruel et hélas indestructible Moô-Moô, ce sale prince de la suie radieuse et des flammes rigides, des flammes froides, des flammes inhabitables..."
*
Donc le héros principal est une volonté et une identité fluctuantes mais maléfiques qui habitent souvent l'espace noir et le Bardô tibétain, ce qui explique cette incertitude des identités et des sexes toujours soumis aux aléas de la réincarnation. Cette instabilité des choses et des êtres s'exprime dans une prose adaptée, en l'absence totale et significative de points (mais qui a lu Claude Simon en a vu d'autres) sans sections, phrases segmentées ou séparations. La langue est absolument jubilatoire, riche sans obscurité, jouissant d'elle-même et de son déploiement, les aventures de l'immortel palpitantes et imprévues, "le sale prince de la suie radieuse" très drôle et sympathique. Quand on ajoute à cela le goût des grands nombres et des énumérations facétieuses, on pense immanquablement à Rabelais, d'autant que la franchise sexuelle (rien à voir avec le "genre", on le sait aujourd'hui) est de mise.
*
Donc cette lecture est un plaisir verbal de tous les instants, et on s'amuse aux multiples malices et allusions de l'auteur au communisme et à divers soubresauts historiques (il y a une version magique et féminine en terre cuite de Pol Pot, Madeleine Polpotte, accompagnée d'idoles de Micki Mouse, de Latrine Mariol, des Sept Filles Belettes, de Goldodrack, avec Trotski en divinité mineure, entre autres ...) Voilà qui change un peu du pesant esprit de sérieux militant des ouvrages littéraires "de l'imaginaire" publiés en français.
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Depuis la « Biographie comparée de Jorian Murgrave » (Présence du Futur, Denoël, 1985), l'impression extraordinaire à la lecture de l'oeuvre d'Antoine Volodine et de ses hétéronymes est celle d'entrer dans un monde parallèle, où chaque livre ouvre une nouvelle porte, déchiffre un nouveau continent et semble atteindre un point d'incandescence ultime, en résonance avec les précédents.

Quarante-troisième volume de la bibliothèque post-exotique, publié en janvier 2019 dans la collection Fiction & Cie des éditions du Seuil, « Frères sorcières » est un objet d'une beauté formelle et littéraire impressionnante. Comme « Nos animaux préférés » d'Antoine Volodine et « Avec les moines-soldats » de Lutz Bassmann, « Frères sorcières » porte l'appellation d'entrevoûtes qui suggère l'architecture de l'objet, la nature circulaire du récit et l'envoûtement hypnotique qu'il crée.

Les trois parties de « Frères sorcières » sont reliées par des voix sortant des gouffres du temps, des vociférations poétiques déclamées par les femmes pour se soutenir et aider leurs semblables, actrices, poétesses, combattantes ou mourantes, vociférations qui entrent en résonance avec les puissants « Slogans » de Maria Soudaïeva. Elles sont reliées par la recherche de la parole essentielle, l'expression de voix originelles, oniriques et vertigineuses et par la théâtralité très forte du texte, comme thématique et forme d'écriture.

Eliane Schubert, personnage central de la première entrevoûte (« Faire théâtre ou mourir »), est peut-être la seule survivante d'une troupe de théâtre itinérante, la Compagnie de la Grande-Nichée, une troupe kidnappée et massacrée par des bandits. À moins qu'elle ne soit déjà morte, après plusieurs années aux côtés des bandits.
Femme à la biographie et à l'identité incertaines, certainement décédée et peut-être sorcière, elle raconte son histoire sous contrainte, soumise à un interrogatoire, structure narrative centrale du post-exotisme depuis le « Rituel du mépris », qui permet de créer une tension entre le déploiement de son histoire tragique – une enfance itinérante avec la troupe dans des bourgades isolées de montagne, l'apprentissage des slogans transmis par d'autres femmes, imprécations poétiques déclamées sur les planches, le kidnapping et les violences subis par les bandits, les conflits du groupe de bandits dans un monde en délitement – et la brutalité des questions de l'interrogateur qui sans cesse l'interrompt, recherchant l'efficacité plutôt que les replis de l'histoire.

Les vociférations proférées par des femmes («VOCIFÉRATIONS, cantopéra»), imprécations troublantes en 49 fragments, poésie extrême du chaos, de survie et de mort d'une richesse inouïe, forment un pont essentiel et le coeur de « Frères sorcières », avant de céder la place, dans l'ultime entrevoûte («Dura nox, sed nox»), à la voix d'un sorcier très puissant venu du fond des âges, croisé précédemment sans doute sous les traits du Rossignol brigand («Ilia Mouromietz et le rossignol brigand») ou de Solovïei dans «Terminus radieux», sorcier qui se réincarne depuis des millions d'années pour commettre ses inimaginables méfaits, se nourrissant de l'espace noir, avançant de corps en corps, possédant femmes et filles, inlassablement.

Cette dernière partie en une seule et longue phrase, teintée de l'indispensable humour du coeur du désastre, porte l'éblouissement à son point extrême, une phrase luxuriante comme un envoûtement qui m'a remis en mémoire ces mots du Golem de Manuela Draeger :

«Sous ma langue demeure la puissance du mot. Tout indique que le mot agit sur mon corps, qu'il repousse et repoussera perpétuellement les attaques du temps, de l'humidité, du désespoir ou de l'ennui. le mot contrarie ma transformation en poussière.»

Nous aurons la très grande joie d'accueillir Antoine Volodine à la librairie Charybde (129 rue de Charenton, 75012 Paris) le 18 janvier prochain en soirée pour fêter la parution de «Frères sorcières».

Retrouvez cette note de lecture et et beaucoup d'autres sur le blog Charybde 27 ici :
https://charybde2.wordpress.com/2019/01/12/note-de-lecture-freres-sorcieres-antoine-volodine/
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Ma troisième et, je pense, dernière tentative avec Volodine.
J'aurais essayé, pourtant.
Il a un univers, il a une belle écriture ; mais il n'écrit pas pour moi.
Donc, ce… roman se compose de trois… parties très… différentes.
Oui, ça fait beaucoup de points de suspension ; mais attendez de voir comme ce livre nous… suspend.
Première partie : l'interrogatoire d'une ex-comédienne ambulante, ex-captive de bandits dont elle a partagé l'errance dans une sorte d'Asie centrale onirique, "dans des endroits dangereux mais magnifiques, à travers des passes étroites, sur des sentiers rocailleux qui dominaient des ravins vertigineux."
Jusqu'ici tout va bien. Enfin non, tout va mal. Mais c'est tout de même la partie que j'ai préférée ; même si comme d'habitude chez Volodine, les femmes sont là pour être humiliées, violées, etc.
Mais poursuivons.
Dans une deuxième partie, entièrement en majuscules, la liste numérotée des 343 "slogans étranges" que cette comédienne entendait proférer par sa grand-mère et sa mère.
Exemple :
"193. ACCEPTE L'AMOUR DES SEPT GOÉLANDES !
194. ACCEPTE L'AMOUR DES OURSES JAUNES !
195. ACCEPTE L'AMOUR DE LA CHRYSALIDE CHAUVE !
196. ACCEPTE L'AMOUR DE MARIYA PILGRIM !"
Mouiiii. On va dire que c'est poétique.
Troisième partie : les innombrables réincarnations d'un certain ...Hadeff Kakaïne, "non né et non décédé", "voleur de peaux étrangères", et de ses ...filles ? ...dans le... Bardo ? … dans des rochers et même dans des manifs… en une seule phrase de 120 pages.
UNE SEULE PHRASE DE 120 PAGES.
Qu'est-ce que tu dis de ça, Marcel ?
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critiques presse (2)
LeFigaro
21 février 2019
Un roman particulièrement sombre et violent d'où émerge une jeune saltimbanque inquiétante et lumineuse.
Lire la critique sur le site : LeFigaro
LeSoir
07 janvier 2019
Antoine Volodine est le sorcier de la littérature française.
Lire la critique sur le site : LeSoir
Citations et extraits (16) Voir plus Ajouter une citation
Seules des femmes prenaient la parole dans la pièce. Des démentes, des prostituées, des mortes. Et elles s'exprimaient uniquement au moyen de phrases terriblement brutales et concises, qui sonnaient comme des avertissements, des conseils incompréhensibles et des slogans. Ma grand-mère et ma mère avaient intégré ces slogans à leur personnalité, à leur intimité, à leur existence quotidienne. Comme s'il s'était agi de la chose la plus naturelle du monde, elles les prononçaient en ma présence et elles me les transmettaient. Elles m'ont transmis mille autres choses, bien sûr, mais c'est cela que je me rappelle avant tout quand je pense à elles. C'est cela que je veux retenir avant tout. Quand je faisais ma toilette, j'entendais la voix de ma mère derrière la cloison, sa voix éraillée, ORDONNE TES OS A LA PERFECTION ! ORDONNE TES ORIFICES A LA PERFECTION ! ORDONNE TA FIGURE A LA PERFECTION ! NETTOIE SUR TOI LES FLAMMES DE L'AUTOMNE, LAVE-TOI ! ORDONNE TES MAINS FROIDES A LA PERFECTION ! SORS DE L'EAU, CHANTE LES CHANTS, LAVE-TOI ! À mon tour, je répétais ces phrases qui devenaient pour moi familières et essentielles.
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Le manque d’électricité, l’usure des matériels et l’absence de techniciens qualifiés avaient définitivement éliminé la télévision et les communications électroniques. Quant au cinéma, qui avait été tué par celles-ci un siècle plus tôt, il n’en avait pas profité pour renaître de ses cendres. Là où nous allions, le théâtre était une des rares formes d’art qui continuaient à vivre envers et contre tous. Les sections locales de la propagande ne cachaient pas leur irritation en face de cette persistance anormale, mais elles conservaient à l’esprit quelques bribes qui les obligeaient à nous soutenir en tant que valeur culturelle à l’agonie. Notre choix de saynètes du Moyen Âge ou de sketches d’agit-prop, par quoi nous ouvrions toujours nos spectacles, correspondait à la régression du goût de l’époque, et, de toute façon, à une méconnaissance abyssale des classiques, qui nous touchait tous. Dora et Sorj étaient moins incultes, et moi-même, qui venait d’une famille de comédiennes, j’avais en tête quelques titres de pièces qui sans doute, mais je ne sais où et jouées par qui, devaient encore faire les délices des fins lettrés, s’il y en avait encore quelque part. Mais les nouveaux venus dans la Compagnie, et bien entendu le public, faisaient preuve d’une ignorance tout à fait conforme au climat intellectuel qui avait commencé à régner sur le monde, et pas seulement au Khorogone. Je fais partie de cette génération et je ne cherche pas à me considérer comme une créature à part, mais au moins j’avais conscience que l’histoire de la culture s’était déchirée et qu’ensuite, ensuite, il n’y aurait rien. Pour nous tous, pour Dora et Sorj, il était de notre devoir de derniers humains de maintenir quelque chose grâce au théâtre.
Inutile de prendre un ton apocalyptique.
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Plus tard, j’ai eu l’occasion de jouer dans cette pièce, les compagnies qui m’avaient acceptée en leur sein renâclaient à la montrer de bout en bout au public, elles préféraient en représenter de courts extraits, et encore, avec des coupures qui réduisaient le rôle des slogans étranges et, à mon avis, appauvrissaient affreusement la narration. Je connais par cœur l’intégralité du texte, et aujourd’hui encore on pourrait me confier n’importe lequel des rôles de femmes, celui des prostituées, je veux dire de l’une des prostituées, ou celui de la narratrice magiquement placée au cœur de l’action, de la narratrice folle, ou celui de la divinité gueuse qui s’efforce d’apaiser la douleur des filles. N’importe quel rôle. Je n’aurais pas de mal à l’interpréter. J’ai en mémoire la quasi-totalité des répliques et toutes les salves de vociférations étranges. Dans l’ordre, dans le désordre, peu importe. Je connais cela depuis mon enfance sur les routes, depuis mon enfance de fille du théâtre.
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... de jouer comme Dora et Sorj le préconisaient : en renonçant à tout, en faisant une croix sur notre misérable ego, en oubliant notre corps et en oubliant notre âme pour devenir des golems porteurs de parole. Quelle que soit la gravité du texte que nous interprétions, Dora et Sorj nous demandaient de chercher avec nos voix à établir un contact sorcier avec les origines préhistoriques du théâtre, avec son tout début sorcier, primitif, chamanique, et nous y parvenions, je crois.
p. 24
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Des exemples de ces slogans étranges.
Oui. Une seconde. Rien ne presse. L’une et l’autre, ma mère Gudrun Schubert et ma grand-mère Wilma Schubert, avaient appartenu à des compagnies dont le répertoire comprenait des saynètes classiques et des fabulettes de boulevard, mais, en plus, rompant avec toute tradition dramatique, une pièce anonyme composée de courtes vociférations, avec des appels au meurtre et des mots d’ordre conçus pour un peuple de fin du monde. Quand je dis un peuple de fin du monde je pense avant tout à un auditoire de chamanes ou d’insectes, principalement femelles et mentalement hors limites. Cet oratorio sans équivalent n’était pas souvent monté par les troupes qui le jugeaient déconcertant pour leur public et difficile à mettre en scène. Ce qui est sûr, c’est qu’il s’agissait d’une œuvre torrentueuse, psychiquement dérangeante, obsédante. Elle laissait des traces chez celles qui s’en emparaient, elle modifiait en profondeur, durablement, le monde intérieur des comédiennes qui y tenaient un rôle.
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Vidéo de Antoine Volodine
Rencontre animée par Pierre Benetti
Depuis plus de trente ans, Antoine Volodine et ses hétéronymes (Lutz Bassmann, Manuela Draeger ou Eli Kronauer pour ne citer qu'eux), bâtissent le “post-exotisme”, un ensemble de récits littéraires de “rêves et de prisons”, étrangers “aux traditions du monde officiel”. Cet édifice dissident comptera, comme annoncé, quarante-neuf volumes, du nombre de jours d'errance entre la mort et la réincarnation selon les bouddhistes. Vivre dans le feu est le quarante-septième opus de cette entreprise sans précédent et c'est le dernier signé par Antoine Volodine. On y suit Sam, un soldat qui va être enveloppé dans les flammes quelques fractions de seconde plus tard, quelques fractions de seconde que dure ce livre, fait de souvenirs et de rêveries. Un roman dont la beauté est forcément, nécessairement, incandescente.
À lire – Antoine Volodine, Vivre dans le feu, Seuil, 2024.
Son : Axel Bigot Lumière : Patrick Clitus Direction technique : Guillaume Parra Captation : Claire Jarlan
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