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EAN : 9782021478471
288 pages
Seuil (19/08/2021)
3.78/5   34 notes
Résumé :
Il pleut presque sans cesse, dans la vaste cité psychiatrique isolée de tout. Le long des rues obscures, entre les vieux bâtiments, errent infirmiers, malades et policiers, ainsi que d'autres créatures au statut incertain. Le pouvoir médical et politique continue à s'exercer sur les hospitalisés de basse catégorie, et, bien que rusant et mentant en permanence, malades et morts obéissent.

Toutefois, cet ordre immuable est remis en cause par une menace ... >Voir plus
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Petites soeurs de la onzième nuit, ne pleurez pas, sortez des eaux, frappez !
(Maria Soudaïeva, "Slogans", n. 296)

Pleurer n'est pas leur genre. Prêtes à frapper, elles sortent en cachette des ténèbres. Elles passent par la fenêtre d'un immeuble délabré de la rue qu'on ne trouve plus sur aucune carte. L'une après l'autre... elles s'écrasent en bas, se relèvent, et partent en mission. Elles sont belles, entraînées pour la lutte finale, et elles parlent toutes comme des charretières.
Les filles de Monroe.

Mais quelle "lutte finale" ?
Cette dernière excursion au Volodinestan post-exotique était peut-être la plus "noire" de toutes celles que j'ai pu faire. Non seulement à cause de l'obscurité omniprésente, dissipée tout au plus par la faible lueur des ampoules à basse consommation, qui plongent le récit dans la pénombre où on distingue à peine le vrai du faux, les choses mortes des choses vivantes. Ni à cause du déluge permanent qui s'abat sur les pavillons d'un vaste camp abandonné, sur la végétation mutante et les rails effondrés où aucun tramway n'est passé depuis la chute de la "Deuxième Union Soviétique", il y a quelques trois cents ans. C'est surtout à cause d'un sentiment de vanité absolue, généré par le récit ; cette éternelle question "à quoi bon ?".
A quoi bon s'engager pour une cause, ou même tenter de survivre dans un monde qui n'existe pour ainsi dire plus, où on doit fouiller les caves et les poches des cadavres si on veut encore trouver la dernière allumette pour allumer la dernière clope ? Où la communication avec les vivants est aussi pénible qu'avec les morts, et où on ne sait même pas dans quelle catégorie ranger notre interlocuteur, surtout si son manteau dégage une indescriptible odeur de terre et de mygale ? Où tout ce qui reste peut facilement se départager entre l'énorme hôpital psychiatrique, "La maison des cosmonautes" désaffectée, les bâtiments du Parti, et quelques immeubles obscurs habités par les dissidents et les morts ?
Et pourtant, on tente.

Le narrateur schizophrène, Breton, vivote dans une chambre de l'hôpital. Difficile à dire s'il est seul ou s'ils sont deux, en tout cas, ce dédoublement est pratique pour jouer aux échecs, quand il n'est pas en train de surveiller ladite fenêtre de l'inexistante rue Dellwo, et guetter l'apparition des filles de Monroe. Elles sont envoyées depuis "l'espace noir" par un ancien dissident exécuté par le régime, afin de "rétablir la logique du Parti". Parmi elles, Rebecca Rausch, dont Breton était autrefois "follement amoureux" ; il n'est donc pas étonnant qu'il va jouer un double jeu, une fois forcé par le Parti (ou ce qui en reste encore) de localiser les intruses grâce à sa capacité de "voir les songes des morts".
Mais quel "Parti", je vous prie ?
Ce monde ne semble abriter plus rien, à part les morts-vivants, les malades mentaux et quelques hauts fonctionnaires avec leurs sbires qui jouent aux petits soldats en se berçant encore d'illusions sur l'avenir radieux, ce qui donne au récit - malgré sa noirceur - une inimitable dimension burlesque.
Les personnages (qui semblent parfois interchangeables) pataugent sans cesse sous la flotte tiède, dans un accoutrement comique, entre la rue Zinkorine, le secteur Baltimore, la place Dadirboukian et la rue Tolgosane dans le dessein de rétablir l'odre dans le chaos, et on ne peut que sourire des vaines tentatives de séduction de l'énorme Dame Patmos, ou de la démarche de Kaytel pour renouer avec les pratiques chamaniques. Les armes semblent aussi inefficaces que les amulettes de plumes, comme le dirait le couple mort peu causant qui commente le remue-ménage sur l'escalier de l'immeuble pisseux de la rue Tolgosane avec un détachement cynique propre à son état.
Ce sentiment de vanité est encore exacerbé par l'issue de la mission des filles de Monroe, et par l'apparition finale de Monroe en personne, et tout est mené au paroxysme par la liste des "343 fractions du Parti au temps de sa gloire", tellement hétéroclite qu'on se pose la question légitime quant à la véritable utilité du Parti en tant que "parti".

Comme il se doit, le récit est évidemment divisé en 7 chapitres organisés en 49 parties, et si on se demande s'il sert vraiment à quelque chose dans le corpus post-exotique, la réponse est probablement "oui".
Je n'ai pas la moindre idée si l'intention de Volodine était de doter son roman d'une quelconque "morale". Mais dans n'importe quelle autre histoire post-apocalyptique, les efforts des survivants ont encore un certain sens. le monde d'avant n'est plus, mais il reste peut-être encore une parcelle d'espoir. "Les filles de Monroe" sont une rare excursion littéraire dans ce qu'on pourrait appeler le "post-post-apo", où le "vanitas vanitatum, et omnia vanitas" prend vraiment tout son sens. Pensons-y, à l'occasion. 4/5, pour le mélange très réussi du burlesque, du sérieux et du sinistre, et pour les qualités visuelles et olfactives du roman.
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Dans un monde réduit à l'environnement immédiat d'un hôpital psychiatrique géant, comment aider les filles du dissident Monroe, revenues en commandos de l'au-delà ? le post-exotisme toujours au sommet de son art étrange.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2021/09/30/note-de-lecture-les-filles-de-monroe-antoine-volodine/

Depuis 1985 et la fabuleuse « Biographie comparée de Jorian Murgrave », fondatrice, l'édifice post-exotique se déploie patiemment pour notre plus grande joie savamment mâtinée de songe et de sombre. À la 45ème occurrence (alors que la fin annoncée de ce voyage-là, avec la 49ème pierre, qui sera intitulée, dit-on, « Retour au goudron », approche doucement), « Les filles de Monroe », publié en août 2021 au Seuil, renouvelle une fois de plus le premier miracle : s'inscrire dans une profonde cohérence, dans une implacable continuité, aux côtés des bylines russes modernisées d'Elli Kronauer (dont la voix s'est tue depuis 2001, avec « Mikhaïlo Potyk et Mariya la très-blanche mouette »), aux côtés des expérimentations parfois radicales de Lutz Bassmann (qui avait su s'échapper du « Post-exotisme en dix leçons, leçon onze » pour devenir auteur publié à part entière avec ses « Haïkus de prison » de 2008), aux côtés des tendresses étranges d'un absurde pourtant habité de sens et de poésie produites par Manuela Draeger lorsqu'elle prétend écrire « pour les enfants » (à partir de son « Pendant la boule bleue » de 2002) et de ses ajustements de haute volée dans des environnements beaucoup plus durs, lorsqu'elle se résout à interpeller plus directement les réputés adultes (tout récemment, par exemple, avec « Kree », dont la guerrière éponyme apparaîtra naturellement comme la plus directe cousine des « Filles de Monroe »), et aux côtés enfin des 21 textes précédents attribués à Antoine Volodine lui-même, et simultanément, toujours proposer un ajout, une surprise, une nécessité nouvelle. de la connivence éventuelle avec la lectrice ou le lecteur qui cheminerait depuis un certain temps dans l'oeuvre, certes, mais jamais, au grand jamais, de redite, d'affèterie ou d'ornementation gratuite. Quant au deuxième miracle, il ne peut apparaître que dans une tentation de littérature comparée intérieure à l'édifice lui-même : pour qui cherche un point d'entrée en post-exotisme, chacun des 45 textes actuels peut endosser ce rôle vital, au prix parfois de menues contorsions revigorantes, et « Les filles de Monroe », crépusculaire en diable, ne fait pas exception à ce principe, bien au contraire.

Dans un hôpital entièrement (ou partiellement) désaffecté, où les pavillons abandonnés (ou encore en service) hébergent divers types de malades, physiques, mentaux (ou prétendus tels), sous l'oeil sévère mais pas toujours clairvoyant de ce qui reste du Parti, de ses hiérarques, de ses fractions officielles, officieuses ou secrètes (les noms de ces 343 fractions « au temps de la gloire du Parti » seront fournis en annexe de l'ouvrage) et de ses sbires, efficaces ou non, disciplinés ou plus brouillons, Breton, l'un des pensionnaires – et on ne saura pas véritablement à quel titre il l'est -, avec son double inséparable, est forcé d'observer et éventuellement de rapporter, sous la pression policière, l'infiltration qu'il est seul à pouvoir détecter, par don ou par savoir-opérer d'équipement spécialisé, de combattantes venues de l'au-delà, envoyées par le dissident Monroe, ex-ponte du Parti jadis exécuté, combattantes infiltrées ici, donc, pour on ne sait exactement quelles missions inquiétantes. Un somptueux et délicat jeu du chat et de la souris s'engage ainsi entre l'observateur privilégié qu'est Breton, quelques comparses équivalents-guébistes méticuleusement malodorants que l'on croit pouvoir appeler Bronks ou Strummheim, un « limier morose qui fouinait parfois dans les dortoirs, seul ou accompagné par des blouses blanches ou des militaires du Parti » nommé Kaytel, une haut gradée du Parti répondant au nom ou au surnom de Dame Patmos, un informateur ambigu de la rue Tolgosane, également connu comme Borgmeister le chamane, quelques morts presque vivants inconfortablement installés dans l'escalier d'un immeuble décrépit, et, bien entendu, plusieurs filles de Monroe en cours d'infiltration.

Exploitant pour les transfigurer encore certains motifs privilégiés du post-exotisme, notamment celui de l'interrogatoire, goûté si l'on ose dire, avec d'autres types de saveurs, dans « Biographie comparée de Jorian Murgrave » bien sûr, mais aussi dans « Rituel du mépris », dans « le nom des singes » ou dans « le port intérieur », par exemple », « Les filles de Monroe » déploie une théâtralité particulière. Dans son vaste et captivant essai de 2007 (« Volodine post-exotique »), Lionel Ruffel insistait sur l'importance des dispositifs scénographiques utilisés par le post-exotisme, qu'ils soient dissimulés ou au contraire jetés en pleine lumière (blafarde ou non) : ici, sous la pluie ruisselante et parmi les odeurs peu engageantes de « brasserie pour petits budgets, de sous-sols et de tégénaires en périodes de ponte, de vieux coffres de voiture, de locaux industriels reconvertis en morgue, de mygales et cambouis, de tarentules et beignets huileux », Antoine Volodine nous offre, tout particulièrement dans certain escalier d'immeuble semi-abandonné, certaines des scènes les plus subtilement beckettiennes de son oeuvre. Déjouant comme toujours les attentes (ce qui est à nouveau une performance en soi après environ 7 000 pages de post-exotisme, tous hétéronymes confondus) de la lectrice ou du lecteur, il crée sous nos yeux, parmi les pratiques chamaniques réelles et métaphoriques, parmi les reptations des combattantes et parmi les itinérances troubles de ce qui reste du Parti et de sa structure, une forme à nouveau mutante d'humour du désastre, dont la précieuse annexe en forme de liste de fractions partisanes (j'y compte personnellement parmi mes préférées les « Barrages contre les Pacifiques », la Fraction « Feu nourri », le Bloc « Train blindé » ou les « Ni Diable Ni Détails ») fournit une quintessence proprement hilarante.

Comme le sloganisait la plus formidable compagne de route du post-exotisme, Maria Soudaïeva : « Si tu ne peux plus chuchoter avec les yeux, harangue au tambour ! »
Lien : https://charybde2.wordpress...
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Le fidèle de Volodine retrouvera dans ce nouveau roman tout l'univers de l'auteur : le système totalitaire, la fin du monde, le noir, et des personnages accablés par leur destin et l'imminence de leur fin. Parfois aussi, il s'amusera des écarts loin des sentiers de la logique, qui sont finalement bien moins nombreux que dans ses autres ouvrages plus expérimentaux, drôles et fantaisistes.


L'humanité est quasi éteinte. Il ne reste plus sur terre qu'un vaste camp de concentration communiste, qui fait aussi office d'asile psychiatrique, aux trois quarts vide, où survit un schizophrène nommé Breton, doublé d'un narrateur qui ne se distingue pas toujours de lui. Monroe, dissident exécuté par le Parti, envoie depuis l'au-delà des filles mortes entraînées à des opérations de commando, pour renverser le Comité Central, exterminer les "traîtres", opérer les purges nécessaires, autrement dit, remettre L Histoire sur ses rails marxistes-léninistes. Qu'il n'y ait presque plus personne de vivant sur terre ne semble pas un obstacle. A ce titre, le grand discours politique exalté d'une des Filles de Monroe, adressé aux masses, et déclamé sur une place totalement vide, vaut le détour. Les quelques rares survivants de la hiérarchie et de la police du Parti, évidemment, traquent ces filles de Monroe, surveillent et maltraitent le narrateur qui seul est capable de les repérer par des méthodes surnaturelles, mais on est dans Volodine, sous le signe de l'échec et du ratage : aucun des plans et projets des rares personnages n'aboutit à quoi que ce soit. Ce n'est pas une surprise.


Sombre, sordide, pluvieux, illogique, l'univers de l'auteur s'enrichit de ce nouveau roman plus "sage" dans sa conception et sa composition. Si j'osais un avis personnel, je dirais que l'on peut se passer de cette lecture, mais cela n'engage que moi.
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Si je n'avais pas regardé la Grande Librairie, je n'aurais pas rencontré cet auteur déjanté , unique pour inventer un univers concentrationnaire pareil.
On se croirait dans un mauvais rêve chez les fous et un Parti puissant qui malgré ses 343 fractions est en perdition et tente de se perpétuer en empêchant un dissident mort de faire revenir son commando de filles dans le jeu. Tout est confus et les genres se mélangent dans l'absurde. Mort ou vivant, personnage double ou schizophrène, territoire réel ou imaginé, technologie avancé ou chamanisme télépathique. le vocabulaire s'invente, toutes les créativités sont permises et on sourit souvent.

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J'ai découvert l'univers de Volodine en 2014 en achetant Dondog, originalement paru en 2002. Je l'ai dévoré dans le Thalys, en route pour mon pays d'origine. Pour Les filles de Monroe, paru en août 2021, j'ai laissé passer moins de temps. Tant mieux, car j'ai beaucoup aimé .
Il est particulier et pas très joyeux, ce monde décrit par Volodine. de connotation post-communiste, les morts y communiquent avec les vivants, les environs sont gris et puants, rêve et réalité s'interchangent, et à vrai dire il ne se passe en général pas grand-chose. Deux hommes regardent des filles habillées en noir qui déboulent dans un complexe psychiatrique où ils campent, et ces filles-là sont recherchée par la police du parti. Et puis il pleut aussi, presque tout le temps. le narrateur a peut-être un double, il est à la fois proie et de prédateur.
De tous les livres de Volodine que j'ai lus, Les filles de Monroe est peut-être le plus accessible. Il y a des moments d'humour et des clins d'oeil à notre monde à nous,lecteurs (en particulier dans les '343 fractions du Parti au temps de sa gloire' à la fin). C'est intensément surréaliste, ce n'est pas pour rien que dans les personnages principaux il y a au moins un 'Breton'.
La fin fait beaucoup penser à 'En attendant Godot'. Et surtout, il y a la nostalgie ressentie d'un monde qui aurait pu être tellement meilleur que celui dans lequel nous vivons, finalement.
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Je dansais d'un pied sur l'autre. Je n'avais jamais trouvé qu'il y eût trop de fractions dans le Parti. J'appartenais, il est vrai, à plusieurs tendances à la fois et, en particulier, à une tendance tolérante et oecuménique - "Les Marxistes de la grande compassion" - ma préférée. C'était une fraction secrète et il était déconseillé de s'en réclamer devant un flic, bien évidemment.
- A propos, s'interrompit Kaytel. Et toi, Breton, tu es membre de quelle fraction du Parti ?
- "Les Samouraïs prolétariens", proclamais-je aussitôt avec assurance.
Kaytel me giflait ou soupirait bruyamment.
- Tu mens, décidait-il.
Et il me giflait de nouveau. D'une manière générale, il n'accordait aucune confiance à ce que je débitais devant lui.
Autre séance, autre conversation, je sortais autre chose. J'avais le choix.
- A quelle fraction tu m'as dit que tu appartenais, déjà ? demandait Kaytel.
[....]
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Ensuite plus rien n’advint, sinon quelques frémissements d’eau noire. La rue n’était guère moins figée que sur une photographie. On distinguait des portions de rails entre les flaques, un brouillard qui stagnait autour du réverbère, loin de l’endroit où Rausch avait perdu l’équilibre. Pas une seule fenêtre ne s’était, fût-ce très fugitivement, éclairée. Aucune bougie, aucune lampe de chevet, aucune lanterne. L’obscurité des maisons suggérait une absence de vie catastrophique. Ou la prédominance de formes d’existence trop liées à l’au-delà pour éprouver le besoin de lumière, aussi ténue fût-elle.
Après une demi-heure d’observation, l’odeur de la rue arriva dans la chambre. Elle rappelait celle des mouroirs.
Je fis un signe à Breton. Il regarda la rue à son tour, renifla et n’émit aucun commentaire.
– La fille est tombée, dis-je.
– Je sais, dit Breton.
– Elle a quitté l’espace noir, dis-je.
– Elle a réussi, confirma Breton. Elle est née.
– C’était Rausch, dis-je.
– Elle ou une autre, nuança Breton.
Dans le ravin lugubre à quoi ressemblait la rue Dellwo, la pluie avait cessé. L’eau glissait le long des câbles qui allaient et venaient sans logique entre les maisons, elle dégoulinait depuis les toits et elle rythmait la nuit, mais, à l’exception de ces multiples et parfois mélodieux flic-flocs, il n’y avait rien de particulier.
Puis, au fond de l’obscurité humide, dans un angle, la fille réapparut. C’était Rausch, il n’y avait aucun doute. On voyait surtout ce qu’elle portait sur le dos, du matériel militaire et des sacs qui encombraient sa silhouette et lui donnaient une apparence de bête difforme, mal réveillée, en lambeaux. Elle s’étira pour vérifier l’un après l’autre l’état de ses membres, puis elle eut un frisson ou un spasme et presque aussitôt elle se remit en marche. Il n’était pas facile de suivre son déplacement tant il se produisait loin et au cœur du noir. Elle allait sans presse, droit devant elle, apparemment indifférente à l’eau des flaques qui lui trempait les articulations et les extrémités.
– Elle va avoir du mal à s’intégrer, fis-je remarquer.
– Je suppose qu’elle va rester cachée un moment, dit Breton.
– Cachée ou pas, elle va voir du mal, soupirai-je.
Alors qu’elle venait de marquer une pause dans sa reptation, la fille prononça quelques mots. Puis elle s’ébranla de nouveau vers l’avant et, l’instant d’après, elle entra dans une zone très sombre dont elle ne ressortit plus.
– Qu’est-ce qu’elle a dit ? demanda Breton.
– Je sais pas, dis-je. Ça s’est perdu dans le noir.
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La fille resta suspendue un instant à la corniche qui courait le long du troisième étage, puis elle tomba et disparut dans l’obscurité luisante de la rue Dellwo. Elle s’appelait Rausch. Rebecca Rausch. Trente ans plus tôt, je l’avais follement aimée. Et ensuite, elle était morte.
Après la brève traînée noire de cette chute, il n’y eut aucun changement au cœur de la nuit. L’image sans couleur était très nette mais il ne s’y passait rien. Il avait plu. Des gouttes froides se rassemblaient sous les fils électriques qui reliaient les maisons et, avec régularité, elles se détachaient pour s’écraser beaucoup plus bas, sur les pavés ou sur les flaques, après un bref scintillement et, sans doute, une note cristalline. C’était une image fixe, mais rien n’empêchait d’y superposer une discrète bande sonore. Des tintements espacés d’après la pluie. En dehors de cela, aucun bruit ne donnait vie au décor. Deux lampadaires sur trois étaient éteints. Pas une seule lumière ne brillait derrière les fenêtres. Au milieu de la chaussée, les rails du tramway paraissaient en piteux état, émergés ou noyés selon les creux et les bosses du sol.
La fille était toujours là, en chien de fusil sur le pavé. Au bout de cinq minutes, elle remua.
Elle avait sur elle tout un attirail militaire, un sac ventral, une carabine à canon scié, un poste de radio, et elle avait mis fin à son immobilité. Si quelqu’un s’était trouvé à proximité, il aurait pensé qu’elle ressemblait à un très gros et très vilain scarabée en train de barboter dans la graisse boueuse de la nuit. Mais personne ne la regardait et, quand elle se fut mise à genoux pour commencer à ramper, elle frissonna, à la fois de douleur, de froid et de solitude.
– Putain ! marmonna-t-elle. Que j’aurais bien pu me casser une patte !
Comme bon nombre d’entre nous, elle appartenait à une espèce intelligente, du moins à une espèce suffisamment intelligente pour réfléchir à voix haute. Sur notre activité intellectuelle dans les moments où nous ne bougonnons pas, où rien ne sort d’entre nos lèvres, vétérinaires et thanatologues se disputent. Ces querelles sont d’un autre âge. En réalité, ni le langage ni la pensée ne sont nécessaires pour vivre ou pour survivre. La fille ne pensait peut-être pas en permanence, mais elle agissait.
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Kaytel n'avait pas de blouse blanche et, souvent, il conservait son imperméable de flic pour nous interroger. Je craignais sa brutalité, mais j'étais moins dérangé par ses odeurs que par les odeurs de ses sous-fifres. Un imperméable ou un manteau, selon la météo, en tout cas un vêtement lourd et couvrant, mais ce que je veux souligner ici c'est que, s'il pouvait éventuellement sentir l'humidité et le tabac, il n'exhalait pas comme ceux de Bronks et de Strummheim des souvenirs de souterrains, de flaques d'huile noire, de boucheries à l'abandon. De gargotes où des rongeurs hirsutes finissent sous forme de vilaines brochettes. Kaytel émettait des odeurs de commandant. Bronks et Strummheim brassaient autour d'eux des puanteurs d'arrière-mondes.
p. 41
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Le type qui se tenait près de la porte appuya sur l'interrupteur et le globe central s'alluma, d'abord rougeoyant puis prenant malingrement de la puissance. C'était une lampe écologique et, depuis plusieurs milliers d'heures, elle économisait ses forces et diffusait une lumière pour agonisants et développement durable. Quand nous étions dans cette chambre, Breton et moi, nous préférions en général les lueurs un peu plus fortes que diffusaient les deux lampadaires de la cour.
p. 20
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Depuis plus de trente ans, Antoine Volodine et ses hétéronymes (Lutz Bassmann, Manuela Draeger ou Eli Kronauer pour ne citer qu'eux), bâtissent le “post-exotisme”, un ensemble de récits littéraires de “rêves et de prisons”, étrangers “aux traditions du monde officiel”. Cet édifice dissident comptera, comme annoncé, quarante-neuf volumes, du nombre de jours d'errance entre la mort et la réincarnation selon les bouddhistes. Vivre dans le feu est le quarante-septième opus de cette entreprise sans précédent et c'est le dernier signé par Antoine Volodine. On y suit Sam, un soldat qui va être enveloppé dans les flammes quelques fractions de seconde plus tard, quelques fractions de seconde que dure ce livre, fait de souvenirs et de rêveries. Un roman dont la beauté est forcément, nécessairement, incandescente.
À lire – Antoine Volodine, Vivre dans le feu, Seuil, 2024.
Son : Axel Bigot Lumière : Patrick Clitus Direction technique : Guillaume Parra Captation : Claire Jarlan
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