Vivre avec une étoile.
Avec une danseuse étoile ? Avec une bonne étoile au-dessus de sa tête ?
Non, vous n'y êtes pas du tout.
L'étoile dont il est question ici est jaune et cousue sur les vêtements.
Jiří Weil ne montre pas directement les camps, les horreurs, les exterminations, mais par la voix du narrateur Josef Roubiček nous fait comprendre la vie de ceux qui portent cette étoile.
De ceux qui tentent de survivre au milieu de règles de jour en jour plus contraignantes et absurdes, dans l'angoisse permanente d'entendre leur numéro appelé pour le départ du prochain convoi.
Cette étoile jaune est une condamnation à mort, et ce qui rend la situation psychologiquement encore plus lourde, c'est que nul ne sait quand son heure viendra.
Comment vivre quand une telle incertitude pèse sur vous ? Peut-on vraiment vivre, ou ne fait-on que survivre lorsque l'on sait que son temps est compté ?
Peut-on vivre quand les autres, blasés par les rafles et assassinats à répétition, vous considèrent comme déjà mort ?
Voilà les graves questions qui traversent ce roman.
Mort, vous ne vaudrez plus rien, mais par anticipation, vous ne valez pas plus de votre vivant : "Et parce que leur mort n'avait aucune valeur, leur vie, elle non plus n'en avait pas." Vous êtes une sorte de mort-vivant.
Vous êtes pris en tenaille entre deux mouvements contradictoires.
Votre raison sait l'inéluctabilité de la fin proche, mais votre instinct de survie vous donne la force de vous battre jour après jour, heure après heure, pour rester en vie ne serait-ce qu'un instant de plus :
"Nous n'aurions pour rien au monde admis que notre vie n'avait aucune valeur, parce que c'était la nôtre, unique, irremplaçable."
Josef Roubiček est à la fois combatif et résigné, et son histoire est bouleversante.
Le récit est sans emphase, laconique, et tout est écrit d'une façon uniformément neutre, comme détachée. Qu'il s'agisse d'une chose anodine ou d'un événement gravissime, le ton employé est le même.
L'auteur s'est appliqué à tout gommer : la ville dans laquelle se situe l'histoire n'a pas de nom, pas plus que ceux dont le lecteur devine l'identité mais qui ne sont désignés que par "Ils", "Eux", ou autres termes écrits avec des majuscules. Ils portent des majuscules parce qu'ils sont omniprésents, qu'ils terrorisent et contrôlent tout, mais sont tellement méprisables qu'ils ne méritent pas d'être nommés.
Le résultat de ce choix stylistique est saisissant : Jiří Weil dit peu, mais le lecteur ressent beaucoup.
Dans sa solitude quotidienne, Josef Roubiček parle à un chat errant qui vient régulièrement lui rendre visite et qu'il a baptisé Thomas.
Le choix de ce prénom n'est sans doute pas innocent : donner un nom humain procure à Josef l'illusion de s'adresser à un homme et non un animal, et montre au lecteur que le félin a davantage de valeur que ceux qui ne sont pas nommés.
L'attachement que Josef développe pour Thomas est terriblement touchant et renforce chez le lecteur la prise de conscience du tragique de sa situation.
Un roman qui prend aux tripes, un chef-d'oeuvre de plus de cet écrivain tchécoslovaque dont le
Mendelssohn est sur le toit m'avait déjà ébranlée.
La note liminaire indique : "Sur les 75 000 Juifs de Tchécoslovaquie, environ 57 000 périrent en camp."
Nous ne devons pas les oublier et nous battre pour que la bête immonde ne revienne plus jamais, mais nous devons aussi garder notre lucidité et combattre de toutes nos forces un autre fascisme qui prend actuellement de l'ampleur et qui n'a malheureusement rien à envier au nazisme.
Je termine par une demande que j'adresse aux éditeurs : rééditez
Vivre avec une étoile,
Mendelssohn est sur le toit, ainsi que les autres ouvrages de Jiří Weil. C'est un grand écrivain, dont le talent a été reconnu, entre autres, par Phliip Roth qui loue dans la préface sa "capacité d'écrire sur la barbarie et la douleur avec un laconisme qui semble être en soi le commentaire le plus féroce qu'on puisse faire sur ce que la vie a de pire à offrir".
L'oeuvre de Jiří Weil ne doit pas se perdre.
Si vous avez la chance de trouver ce roman dans une bibliothèque ou dans une brocante, n'hésitez pas.
Bonne lecture !