Nous sommes en 1963, dans la communauté noire de la Floride.
Le jeune Elwood Curtis est élevé par sa grand-mère Harriet dans un quartier déshérité de la ville de Tallahassee ; il a été abandonné très tôt par ses parents qui ont saisi la trajectoire d'un destin qu'ils imaginaient meilleur pour eux.
Elwood Curtis est un élève brillant. Malgré la couleur de sa peau, il ambitionne d'entrer à l'université. Il est doué, il a toutes les capacités pour croire en ce rêve. La chance, c'est une autre histoire...
Elwood est un adolescent idéaliste, il forge ses espérances et peut-être son chemin de vie dans les pas de son idole, le révérend
Martin Luther King dont il écoute et réécoute les discours sur des vinyles presque usés à force.
Martin Luther King, c'est en quelque sorte sa boussole, son cap.
Dans cette communauté noire des années soixante, très tôt les chemins étaient souvent jalonnés d'obstacles parfois insurmontables, mal engagés pour ces raisons et pour d'autres aussi, ce qui n'arrangeait rien à l'affaire...
Autant vous le dire sans détours, ce livre m'a totalement bouleversé, tant son histoire est édifiante.
Nickel Boys, de
Colson Whitehead, c'est bien plus qu'un roman, bien qu'il porte ce qualificatif, c'est un roman vrai, un témoignage, sa lecture a été pour moi un coup au ventre, une déflagration qui a couru tout au long des pages et qui a résonné longtemps après, une fois le livre refermé.
Justement dès les tous premiers chapitres du récit, nous entrons de plein pied dans l'horreur d'une certaine Amérique des années soixante. Certes, ce pan de l'histoire ne nous est pas inconnu, mais brusquement cela sonne comme un écho terrible dans ce que nous entendons venant de l'Amérique d'aujourd'hui.
Pas facile de retrouver le chemin des mots après cette lecture sidérante, d'une violence extrême. Voilà un pan de l'histoire des États-Unis, celle qu'on aime le moins, celle qu'on n'aime pas du tout, ce terreau où se sont construits et transmis, de génération en génération, la haine, la violence, la ségrégation.
La Nickel Academy, voilà un nom prometteur qui sonne bien sur le papier ! Mais c'est peut-être pour mieux cacher la réalité sordide, l'enfer, ce que l'on ne peut plus nommer après.
Elwood Curtis, c'est un personnage émouvant, un personnage que j'ai trouvé incroyablement romantique dans ses beaux impératifs moraux et ses très belles idées sur la capacité des humains à pouvoir s'améliorer, sur la capacité du monde à savoir se réparer. Je me suis faufilé dans ses rêves meurtris et moi aussi je me suis pris, pendant quelques battements de coeur, à espérer un monde meilleur...
Et puis un jour, tout bascule pour Elwood, le hasard d'une rencontre, une erreur judiciaire, et voici l'envers du décor qu'on croyait impossible, oui impossible pour nous de l'accepter dans nos représentations. le rêve d'Elwood est alors anéanti.
Elwood est expédié dans une maison de correction qui s'engage à faire des délinquants des « hommes honnêtes et honorables ». Cette maison, c'est la Nickel Academy.
À la Nickel Academy, les gamins savent quand ils entrent là-bas, mais jamais quand ils vont en ressortir et de quelles manières. S'ils en sortent, cela veut dire qu'ils ont sauvé leur peau, on peut le voir comme cela aussi, mais malheureusement jamais ils ne s'en sortent indemnes.
Ici, à Nickel, d'un côté il y a les Blancs, de l'autre côté les Noirs. Un lieu, deux ailes distinctes dans le même bâtiment. La ségrégation reproduit en cet endroit la violence de la rue, mais en bien pire.
Ce lieu sera la rencontre de deux adolescents, Elwood Curtis et
Jack Turner, deux amitiés qui vont se forger, s'étreindre, deux magnifiques itinéraires qui m'ont fasciné. Deux manières d'appréhender la réalité.
Ainsi Elwood est épris d'une humanité, non pas naïve mais portée par son idéal politique de jeunesse, généreux, tolérant, tandis que
Jack Turner, lui, s'est fait une raison, fataliste, résigné, mais une violence sourde, enfouie, gronde en lui comme un feu mal éteint.
Peut-être que certains pensaient naïvement que ces établissements avaient une valeur éducative. À commencer par les proches de ces enfants, si par chance ces enfants avaient des proches. Peut-être que ces gosses pensaient cela aussi. On pourrait se dire qu'une maison de redressement, après tout... Mais non, quelle idiotie, n'y pensons pas un seul instant. Dedans et dehors, c'était du pareil au même et peut-être dedans pire que dehors.
Dans ce roman, j'ai vu un élan historique merveilleux pour extraire de cette satanée mémoire américaine les fantômes de son passé, les remettre devant le nez de ceux qui ont oublié, qui ont tendance à oublier si facilement, de ceux qui balaient aussi d'un revers de main le sens même de ce livre... Mais le passé n'est jamais loin du présent...
Il est clair que l'idéologie américaine, s'il y en a une, se nourrit de cela aussi...
En s'inspirant d'une histoire vraie dans le contexte des lois "Jim Crow" qui ont institutionnalisé la ségrégation dans les États du Sud jusqu'en 1964,
Colson Whitehead explore une fois encore la question raciale aux États-Unis, à travers la vie brisée de ces deux adolescents, et tant d'autres enfants aussi.
" Changer la loi, très bien, mais ça ne changera pas les gens ni leur façon de traiter leurs semblables".
Nous découvrons à travers les regards et les coeurs désarmés de ces deux adolescents, quelque chose qui tient de l'innommable.
Ici, c'est la brutalité d'une école, la peur au ventre qui empêche de crier à l'injustice, de l'accepter comme une règle de vie, comme une norme. Fermer les yeux, être complice chacun à sa manière de ce qui arrive à l'autre, en se mordant les lèvres, laisser faire...
Cela se passe toujours ainsi, la nuit, dans les dortoirs, des lampes torches qui rôdent, un cri étouffé, bâillonné, et puis plus tard plus loin, d'autres cris étouffés couverts par le bruit assourdissant de la vie. Des hurlements apeurés qui rayent la nuit...
Je me suis demandé alors ceci, si la vie en avait décidé autrement, que seraient devenus ces jeunes ? Si cette école, - car appelons cela pourquoi pas une école -, si cette école ne les avait pas arrachés à leurs existences, que seraient-ils devenus ? Musiciens ? Médecins ? Ouvriers ? Comptables ? Déménageurs ? Chauffeurs de taxi ? Dockers ? Footballeurs ? Peut-être rien de cela aussi... Peut-être rien... Peut-être tout.
Sur l'autre versant, des pères, des hommes blancs, eux, ont transmis à leurs fils comme seul héritage un héritage de brutalité.
L'écriture de
Colson Whitehead est sobre, presque épurée, tient l'émotion à distance. C'est peut-être pour cela que l'enfer de Nickel Academy nous paraît si palpable.
Mais
Colson Whitehead nous fait entendre aussi la voix de
Martin Luther King qui nous parle longtemps après.
« Jetez-nous en prison, nous continuerons à vous aimer... Mais ne vous y trompez pas, par notre capacité à souffrir nous vous aurons à l'usure, un jour nous gagnerons notre liberté. Non seulement nous gagnerons la liberté pour nous-mêmes, mais ce faisant nous en appellerons à votre coeur et à votre conscience et ainsi nous vous gagnerons aussi et notre victoire sur double ».
L'écriture de
Colson Whitehead est belle aussi pour cela.
Nickel Boys, c'est une blessure raciale forte, une blessure américaine comme une trace indélébile dans son histoire, dans sa géographie, dans sa sociologie...
Je voudrais juste dire que
Nickel Boys, c'est une lecture nécessaire.
Aujourd'hui encore les Noirs forment la population la plus pauvre des États-Unis. Être noir en 2020 aux États-Unis demeure encore un danger permanent, au quotidien...
Alors, oui, ce livre est juste essentiel pour comprendre une certaine Amérique qui nous échappe parfois, mais comprendre peut-être aussi les zones d'ombres de notre propre Histoire, qui parfois ne valent guère mieux, prêtes à resurgir n'importe quand, n'importe où, n'importe comment. Nous aussi nous avons nos fantômes du passé...
La gorge nouée, je referme ce livre qui reste comme une petite lampe allumée...
« Il nous faut croire dans notre âme que nous sommes quelqu'un, que nous ne sommes pas rien, que nous ne valons pas rien et il nous faut arpenter chaque jour les avenues de la vie avec dignité et avec cette conscience d'être quelqu'un. »