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4,08

sur 2286 notes

Critiques filtrées sur 5 étoiles  
°°° Rentrée littéraire #5 °°°

Je referme ce livre bouleversée comme je le suis rarement, avec l' impression fulgurante que ce roman n'a été écrit que pour son épilogue sublimissime, une dizaine de pages à la puissance exceptionnelle qui dégoupille le roman en une déflagration marquant profondément le lecteur, jusqu'aux larmes, des larmes de rage.

Floride, années 1960 . Elwood grandit à l'époque de l'arrêt Brown vs Board of education, rendu en 1954 par la Cour suprême, déclarant la ségrégation raciale inconstitutionnelle dans les écoles publiques. Lycéen noir brillant, il écoute religieusement les discours de Martin Luther King ; tout semble possible pour lui, l'université lui tend les bras. Ce personnage moralement immaculé à la Dickens voit son destin brisé par une erreur judiciaire : il est envoyé dans une maison de redressement, la Nickel academy où règne la terreur.

Dès le prologue, Colson Whitehead ancre sa fiction dans le réel de la ségrégation : en 2012, un chantier de promoteurs immobiliers met à jour le cimetière clandestin de la Dozier School for foys de Marianna ( Floride ),fermée un an auparavant : plus de 80 corps de pensionnaires sont trouvés , une enquête diligentée, d'anciens élèves survivant témoignent des brutalités nocturnes dont ils ont été victimes dans la pièce surnommée la Maison-Blanche où tournait un ventilateur industriel étouffant les cris des suppliciés et éclaboussant de sang les murs.

Colson Whitehead est un maître conteur. Il prend le temps de présenter les personnages principaux, en premier lieu Elwood auquel on s'attache immédiatement. Il a un don pour résumer l'essence des personnages en quelques lignes comme Spencer le bourreau, sous-directeur de la Nickel Academy ( «  son uniforme bleu nuit trahissait un caractère maniaque : chaque pli semblait assez net pour être tranchant, faisant de lui une lame ambulante » ), comme la grand-mère qui a élevé Elwood dans la dignité ( « Harriet gardait une machette sous son oreiller pour se défendre en cas de cambriolage, et Elwood n'imaginait pas que cette vieille dame puisse avoir peur de quoi que ce soit. Mais la peur était justement son carburant. ») ou encore le débrouillard Turner, l'ami rencontré à la maison de redressement ( «  semblable à un arbre tombé en travers d'une rivière, qui n'aurait jamais du être là et qui finit par donner l'impression qu'il n'a jamais été ailleurs, créant ses propres rides dans le grand courant. »)

Il choisit de mettre la violence à distance, quelques scènes seulement sur un sujet qui aurait pu en déborder, procédant par de pertinentes allusions au tragique, ce qui maintient une sorte de suspense, de menace sourde : on sent que « quelque chose » va se passer, on lit avec appréhension, on attend l'inéluctable. La construction est magistrale, procédant par de subtiles ellipses temporelles qui éludent justement cette violence latente. Et en même temps, ces sauts dans le temps, parfois sur une scène d'espoir, brise rapidement l'illusion d'un sanctuaire optimiste. Cette élasticité du temps ne s'apprécie réellement qu'une fois le roman terminé, c'est là qu'on mesure toute l'ampleur et le brillant d'une narration de moins de 300 pages.

Colson Whitehead prend le risque du murmure insistant, quitte à ce que son récit puisse à prime abord sembler assez banal. Au lieu de multiplier les scènes de violence explosive, il souligne l'ordinaire ségrégationniste. La Nickel academy est le microcosme métaphorique de l'Amérique corrumpue par son racisme , à une époque où la soumission des Noirs était institutionnalisé. C'est l'époque, nous rappelle l'auteur, où un Noir peut se faire arrêter pour « contact présomptueux » s'il ne cède pas le passage sur un trottoir à un Blanc ; où des commerçants revendent des vivres destinés aux garçons d'une école pour Noirs ; où une mère de famille fait repeindre à moindre frais la façade de sa maison par les jeunes enfermés dans une maison de correction ; où les manuels scolaires des élèves noirs sont remplis d'insultes racistes écrites par leurs anciens propriétaires blancs qui connaissaient la destination de leurs vieux manuels.

C'est avec un calme clairvoyant, sans sentimentalisme ni pathos, que ce roman dit comment la ségrégation a détruit des vies et a marqué des générations d'Afro-Américains jusqu'à modeler des réflexes de soumission pour y survivre. Mais comme dans son précédent roman, Underground railroad, les personnages lucides, ceux qui ne s'accrochent pas à l'illusion que le monde est en train de changer, doivent se révolter et fuir à travers un labyrinthe d'infinis obstacles pour, peut-être atteindre la liberté. Les extraits des discours de Martin Luther King, résolument optimistes, semblent dérisoires face à la force d'inertie qui traverse ce roman qui a l'évidence des classiques, dévastateur, essentiel, tellement contemporain pour dire cette Amérique qui échoue à affronter la pleine horreur du racisme, son péché originel dont l'héritage semble éternellement se faire sentir.

A noter que l'auteur a obtenu son deuxième Pulitzer avec ce roman, à l'instar d'un Faulkner ou d'un Updike !
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Nickel boys, la version sauvage et inhumaine des actuels ITEP, qui furent des maisons de redressements avant de devenir des établissements réellement pédagogiques et éducatifs. Mais dans la première moitié du vingtième-siècle, on n'avait cure d'accueillir avec bienveillance ces gamins, parfois déjà bien engagés sur le chemin de la délinquance, parfois simplement au mauvais endroit, au mauvais moment, comme c'est le cas pour le personnage central de cette histoire.


Certes, ses premières années l'avaient d'emblée exposé à des risques : des parents qui avaient pris la tangente,, une couleur de peau difficile à porter, mais l'affection de sa grand-mère et ses capacités pour les études, semblaient l'orienter vers un avenir sinon radieux, du moins décent. Jusqu'à un jour néfaste, où son destin a basculé.

On suit avec horreur et compassion le quotidien de ces gosses, entourés d'adultes irresponsables et malfaisants. Les conditions de séjour sont pires que dans certaines prisons et les châtiments corporels sont monnaie courante. Comme dans les prisons, les nouveaux ont intérêt à comprendre rapidement les règles du jeu.

Basée sur des faits réels, cette histoire est tragique et déchirante, mais au-delà de l'aspect historique, l'écriture de Colson Whitehead contribue à embarquer le lecteur sans répit, d'autant que la construction est particulièrement habile jusqu'à la fin…je n'en dirai pas plus.

Une très belle découverte pour cet auteur que je n'avais pas lu, malgré sa notoriété (deux prix Pulitzer) et ma passion pour la littérature américaine.

Lien : https://kittylamouette.blogs..
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Dans les années soixante, en pleine Amérique ségrégationniste, une erreur judiciaire vient stopper net les projets d'études universitaires du jeune Elwood Curtis, en l'envoyant dans une maison de redressement pour mineurs, la Nickel Academy. Derrière la respectable façade de cet établissement de Floride, ont lieu de tels sévices qu'ils ne cessent d'étendre le cimetière proche, tandis qu'une corruption généralisée s'élargit à la population alentour, ravie de profiter d'une main d'oeuvre gratuite et du détournement des vivres censés alimenter les enfants. le sort des jeunes Noirs y est le pire de tous…


L'auteur s'est inspiré de la véritable Dozier School for Boys, en Floride, qui, pendant ses 111 ans de fonctionnement, malgré les inspections régulières, et jusqu'à sa fermeture en 2011 seulement, usa sur ses pensionnaires des châtiments corporels, du viol, de la torture et du meurtre pur et simple. La majorité des garçons s'y retrouvaient « pour des infractions sans gravité – des délits vagues, inexplicables. Certains étaient orphelins, pupilles d'un Etat qui n'avait pas d'autre endroit où les caser ». L'arbitraire touchait particulièrement les Noirs. A l'époque de ce récit, ne suffisait-il pas de rester sur le même trottoir qu'un Blanc pour se retrouver condamné au motif de « contact présomptueux » ?


Avec une lucidité calme, le texte raconte les vies noires américaines à jamais brisées, le terrible joug d'une soumission intégrée au fil des générations comme la seule stratégie de survie, et le dérisoire des croyances au changement cruellement mises en perspective au travers d'extraits des optimistes discours de Martin Luther King. le magistral twist final plaide pour la nécessité d'abandonner toute illusion et d'oser dire non, trouvant d'ailleurs un très sonore écho dans les récentes explosions de colère aux Etats-Unis.


Ce roman qui vaut à Colson Whitehead son second prix Pulitzer, à l'instar d'un Faulkner ou d'un Updike, est un terrible coup de massue littéraire, une lecture essentielle pour comprendre l'effroyable héritage qui continue à meurtrir toute l'Amérique. Coup de coeur.

Lien : https://leslecturesdecanneti..
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Années 60, Tallahassee, capitale de l'État de Floride. Si le jeune Elwood Curtis écoute en boucle le seul disque qu'il possède, "Martin Luther King at Zion Hill", c'est qu'il croit en ce combat national pour les droits civiques. D'autant qu'avec l'arrêt Brown vs Board of Education, les écoles allaient dorénavant devoir ouvrir leurs portes aux Noirs. Bien que l'adolescent travaille pour Mr Marconi, le propriétaire du bureau de tabac qui voit en lui un employé méritant, ses notes à l'école sont excellentes. Lorsque l'une des facultés au sud de Tallahassee propose un enseignement gratuit pour attirer du monde, l'un de ses professeurs lui conseille fortement de s'inscrire. Mais, malheureusement, alors qu'il était promu à de brillantes études, une malencontreuse erreur judiciaire, Elwood se trouvant au mauvais endroit au mauvais moment, il est envoyé dans une école disciplinaire, la Nickel Academy, une institution qui promet de remettre dans le droit chemin tous ces jeunes incapables de vivre avec des gens respectables...

Les discours de Martin Luther King en fond sonore, les noms de Claudette Colvin et Rosa Parks que l'on murmure, c'est dans ce contexte, au coeur d'une Amérique ségrégationniste, que grandit le jeune Elwood Curtis. Élève brillant, fasciné par la lutte des droits civils et croyant en un avenir meilleur pour les Noirs, Elwood va, malheureusement, être confronté à une bien plus sombre réalité entre les murs de la Nickel Academy. Dans cette soi-disant école qui n'en porte que le nom, ce n'est qu'à travers la violence et la maltraitance que ces professeurs et surveillants dirigent tous ces jeunes "en perdition". Grâce à l'amitié de Turner et l'amour inconditionnel de sa grand-mère, Elwood va tenter de survivre, tant bien que mal. Inspiré par l'histoire de la Dozier School for Boys, à Marianna, en Floride, fermée en 2011, officiellement pour des raisons économiques, et au coeur de laquelle des traitements inhumains ont été infligés aux enfants et dont les fouilles ont exhumé des dizaines de corps, Colson Whitehead tisse un roman saisissant, âpre et, ô combien, utile. Il rend ainsi hommage à tous ceux, suppliciés, qui ont ont combattu contre l'oppression. Et si la violence est lointaine, les sentiments parfois étouffés, l'écriture sobre et l'épilogue douloureux, c'est le coeur serré que l'on suit le destin d'Elwood et Turner.
Un roman remarquable qui, dans le contexte actuel, a encore une plus grande résonance...
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L'avenir semblait se tracer pour lui sans difficultés sur une route porteuse d'espoir, un garçon doué pour les études, à l'écoute des messages de paix de Martin Luther- King...

Sa seule erreur : être noir dans l'Amérique des années soixante, plus particulièrement en Floride, où, bien que des lois aient été votées, que la ségrégation soit abolie, que les noirs étaient désormais sensés être considérés comme des américains à part entière, les mentalités évoluaient difficilement.

Elwood se retrouve donc au mauvais endroit, au mauvais moment, et alors que la porte de l'université lui était grande ouverte, avec une promesse de belles études, c'est à la Nickel académie qu'il échoue, institut qui redresse les mauvais garçons, qui maltraite, affame, bat, tue... institut où au prix d'efforts surhumain, on peut progresser dans les échelons de la discipline pour espérer sortir de cet enfer. Et Elwood se souvient...

... Son passage à la maison blanche, lieu éloigné de l'établissement où l'on recevait les sanctions, la mauvaise nourriture donnée aux noirs, les promesses d'une liberté impossible à obtenir, les règlements de compte dont il ne fallait surtout pas se mêler, le symbolique match de boxe que les blancs devaient enfin remporter et à travers lequel l'auteur montre que cet institut était le reflet de ce qui se passait aux Etats-Unis à cette époque (et bien des années après !) , la pseudo liberté qui permettait de sortir pour aller travailler pour les blancs à moindre coût, les efforts désespérés de sa grand-mère pour le sortir de là... Un récit où la notion de temps semble de pas exister, ou les situations s'éternisent et empêchent de voir le bout du tunnel.

Un roman d'autant plus perturbant qu'il est fondé sur un fait réel : la Dozier School for boys en Floride sur le terrain de laquelle on découvrit dans les années 2010, un cimetière clandestin ou furent enterrés plusieurs dizaines d'élèves.



Un récit d'autant plus poignant qu'il est documenté, l'injustice envers l'être humain suintant à chaque page tournée, faisant de cet institut un véritable camp de concentration ou les noirs subissaient les châtiments de la part d'adultes revêtant leur cagoule le soir pour rejoindre les rangs du tristement célèbre Ku Klux Klan.



Des romans sur ce problème racial aux Etats-Unis, j'en ai lu quelques-uns, tous assez révoltants et mémorables, mais celui-ci est marquant et inoubliable.



Merci à Colson Whitehead pour ce récit si bien écrit qui mérite amplement son prix Pulitzer.
Lien : https://1001ptitgateau.blogs..
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Je me doutais que ce serait dure.

J'ai pleuré.
C'était trop dur.


Mais il a tellement raison d'en parler, de l'écrire, car c'est une forme de justice, de ne pas oublier, de constater et d'admettre.

C'est le troisième roman que je lis de Colson Whitehead et il a tout mon respect et mon admiration.
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Acheté par hasard, je me suis dit, après coup en consultant sa fiche sur Babelio et vu son excellente note, que j'avais été, finalement, bien inspirée.

Ce roman, basé sur des faits réels, mérite vraiment son Prix Pulitzer. Naturellement, je n'étais pas sans savoir ce que fût le ségrégationnisme aux Etats-Unis ; mais je n'en connaissais que les grandes lignes. À suivre l'histoire d'Elwood et Turner, j'ai fait plus que "savoir", j'ai éprouvé. Et ça fait toute la différence !

Grâce à ce livre qui est fort bien écrit, j'ai pris pleinement conscience de ce que le ségrégationnisme avait d'inhumain et d'inacceptable.
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Nous sommes en 1963, dans la communauté noire de la Floride.
Le jeune Elwood Curtis est élevé par sa grand-mère Harriet dans un quartier déshérité de la ville de Tallahassee ; il a été abandonné très tôt par ses parents qui ont saisi la trajectoire d'un destin qu'ils imaginaient meilleur pour eux.
Elwood Curtis est un élève brillant. Malgré la couleur de sa peau, il ambitionne d'entrer à l'université. Il est doué, il a toutes les capacités pour croire en ce rêve. La chance, c'est une autre histoire...
Elwood est un adolescent idéaliste, il forge ses espérances et peut-être son chemin de vie dans les pas de son idole, le révérend Martin Luther King dont il écoute et réécoute les discours sur des vinyles presque usés à force. Martin Luther King, c'est en quelque sorte sa boussole, son cap.
Dans cette communauté noire des années soixante, très tôt les chemins étaient souvent jalonnés d'obstacles parfois insurmontables, mal engagés pour ces raisons et pour d'autres aussi, ce qui n'arrangeait rien à l'affaire...
Autant vous le dire sans détours, ce livre m'a totalement bouleversé, tant son histoire est édifiante.
Nickel Boys, de Colson Whitehead, c'est bien plus qu'un roman, bien qu'il porte ce qualificatif, c'est un roman vrai, un témoignage, sa lecture a été pour moi un coup au ventre, une déflagration qui a couru tout au long des pages et qui a résonné longtemps après, une fois le livre refermé.
Justement dès les tous premiers chapitres du récit, nous entrons de plein pied dans l'horreur d'une certaine Amérique des années soixante. Certes, ce pan de l'histoire ne nous est pas inconnu, mais brusquement cela sonne comme un écho terrible dans ce que nous entendons venant de l'Amérique d'aujourd'hui.
Pas facile de retrouver le chemin des mots après cette lecture sidérante, d'une violence extrême. Voilà un pan de l'histoire des États-Unis, celle qu'on aime le moins, celle qu'on n'aime pas du tout, ce terreau où se sont construits et transmis, de génération en génération, la haine, la violence, la ségrégation.
La Nickel Academy, voilà un nom prometteur qui sonne bien sur le papier ! Mais c'est peut-être pour mieux cacher la réalité sordide, l'enfer, ce que l'on ne peut plus nommer après.
Elwood Curtis, c'est un personnage émouvant, un personnage que j'ai trouvé incroyablement romantique dans ses beaux impératifs moraux et ses très belles idées sur la capacité des humains à pouvoir s'améliorer, sur la capacité du monde à savoir se réparer. Je me suis faufilé dans ses rêves meurtris et moi aussi je me suis pris, pendant quelques battements de coeur, à espérer un monde meilleur...
Et puis un jour, tout bascule pour Elwood, le hasard d'une rencontre, une erreur judiciaire, et voici l'envers du décor qu'on croyait impossible, oui impossible pour nous de l'accepter dans nos représentations. le rêve d'Elwood est alors anéanti.
Elwood est expédié dans une maison de correction qui s'engage à faire des délinquants des « hommes honnêtes et honorables ». Cette maison, c'est la Nickel Academy.
À la Nickel Academy, les gamins savent quand ils entrent là-bas, mais jamais quand ils vont en ressortir et de quelles manières. S'ils en sortent, cela veut dire qu'ils ont sauvé leur peau, on peut le voir comme cela aussi, mais malheureusement jamais ils ne s'en sortent indemnes.
Ici, à Nickel, d'un côté il y a les Blancs, de l'autre côté les Noirs. Un lieu, deux ailes distinctes dans le même bâtiment. La ségrégation reproduit en cet endroit la violence de la rue, mais en bien pire.
Ce lieu sera la rencontre de deux adolescents, Elwood Curtis et Jack Turner, deux amitiés qui vont se forger, s'étreindre, deux magnifiques itinéraires qui m'ont fasciné. Deux manières d'appréhender la réalité.
Ainsi Elwood est épris d'une humanité, non pas naïve mais portée par son idéal politique de jeunesse, généreux, tolérant, tandis que Jack Turner, lui, s'est fait une raison, fataliste, résigné, mais une violence sourde, enfouie, gronde en lui comme un feu mal éteint.
Peut-être que certains pensaient naïvement que ces établissements avaient une valeur éducative. À commencer par les proches de ces enfants, si par chance ces enfants avaient des proches. Peut-être que ces gosses pensaient cela aussi. On pourrait se dire qu'une maison de redressement, après tout... Mais non, quelle idiotie, n'y pensons pas un seul instant. Dedans et dehors, c'était du pareil au même et peut-être dedans pire que dehors.
Dans ce roman, j'ai vu un élan historique merveilleux pour extraire de cette satanée mémoire américaine les fantômes de son passé, les remettre devant le nez de ceux qui ont oublié, qui ont tendance à oublier si facilement, de ceux qui balaient aussi d'un revers de main le sens même de ce livre... Mais le passé n'est jamais loin du présent...
Il est clair que l'idéologie américaine, s'il y en a une, se nourrit de cela aussi...
En s'inspirant d'une histoire vraie dans le contexte des lois "Jim Crow" qui ont institutionnalisé la ségrégation dans les États du Sud jusqu'en 1964, Colson Whitehead explore une fois encore la question raciale aux États-Unis, à travers la vie brisée de ces deux adolescents, et tant d'autres enfants aussi.
" Changer la loi, très bien, mais ça ne changera pas les gens ni leur façon de traiter leurs semblables".
Nous découvrons à travers les regards et les coeurs désarmés de ces deux adolescents, quelque chose qui tient de l'innommable.
Ici, c'est la brutalité d'une école, la peur au ventre qui empêche de crier à l'injustice, de l'accepter comme une règle de vie, comme une norme. Fermer les yeux, être complice chacun à sa manière de ce qui arrive à l'autre, en se mordant les lèvres, laisser faire...
Cela se passe toujours ainsi, la nuit, dans les dortoirs, des lampes torches qui rôdent, un cri étouffé, bâillonné, et puis plus tard plus loin, d'autres cris étouffés couverts par le bruit assourdissant de la vie. Des hurlements apeurés qui rayent la nuit...
Je me suis demandé alors ceci, si la vie en avait décidé autrement, que seraient devenus ces jeunes ? Si cette école, - car appelons cela pourquoi pas une école -, si cette école ne les avait pas arrachés à leurs existences, que seraient-ils devenus ? Musiciens ? Médecins ? Ouvriers ? Comptables ? Déménageurs ? Chauffeurs de taxi ? Dockers ? Footballeurs ? Peut-être rien de cela aussi... Peut-être rien... Peut-être tout.
Sur l'autre versant, des pères, des hommes blancs, eux, ont transmis à leurs fils comme seul héritage un héritage de brutalité.
L'écriture de Colson Whitehead est sobre, presque épurée, tient l'émotion à distance. C'est peut-être pour cela que l'enfer de Nickel Academy nous paraît si palpable.
Mais Colson Whitehead nous fait entendre aussi la voix de Martin Luther King qui nous parle longtemps après.
« Jetez-nous en prison, nous continuerons à vous aimer... Mais ne vous y trompez pas, par notre capacité à souffrir nous vous aurons à l'usure, un jour nous gagnerons notre liberté. Non seulement nous gagnerons la liberté pour nous-mêmes, mais ce faisant nous en appellerons à votre coeur et à votre conscience et ainsi nous vous gagnerons aussi et notre victoire sur double ».
L'écriture de Colson Whitehead est belle aussi pour cela.
Nickel Boys, c'est une blessure raciale forte, une blessure américaine comme une trace indélébile dans son histoire, dans sa géographie, dans sa sociologie...
Je voudrais juste dire que Nickel Boys, c'est une lecture nécessaire.
Aujourd'hui encore les Noirs forment la population la plus pauvre des États-Unis. Être noir en 2020 aux États-Unis demeure encore un danger permanent, au quotidien...
Alors, oui, ce livre est juste essentiel pour comprendre une certaine Amérique qui nous échappe parfois, mais comprendre peut-être aussi les zones d'ombres de notre propre Histoire, qui parfois ne valent guère mieux, prêtes à resurgir n'importe quand, n'importe où, n'importe comment. Nous aussi nous avons nos fantômes du passé...
La gorge nouée, je referme ce livre qui reste comme une petite lampe allumée...
« Il nous faut croire dans notre âme que nous sommes quelqu'un, que nous ne sommes pas rien, que nous ne valons pas rien et il nous faut arpenter chaque jour les avenues de la vie avec dignité et avec cette conscience d'être quelqu'un. »
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Si Elwood Curtis est un Nickel Boy, c'est avant tout un beau personnage de fiction. Sans père ni mère partis chercher autre chose en Californie, élevé dans l'inquiétude par sa grand-mère Harriet à Frenchtown, il se construit un avenir prometteur dans la débrouillardise, les livres, les comics. Et surtout les idées. Celles du révérend King bien sûr, qu'il écoute en boucle grâce au disque offert par Harriet - les cents les plus stupides qu'elle ait dépensés selon elle -, chaque audition du vinyle procurant à Elwood un supplément de compréhension, une extension d'éveil à lui-même et à sa dignité, « Un crépitement de vérité ». Dans la Floride ségrégationniste des années 60, il pourrait paraître superflu de préciser qu'Elwood est ou sera victime d'injustice, vu qu'il est noir. Il a déjà eu l'occasion d'éprouver sa condition quand il se voit foudroyé par une sentence de justice pour le moins hasardeuse, comme une balle perdue sur une jeunesse en plein envol. Que son seul tort ait été de lever le pouce malencontreusement, ça n'a pas dû questionner la justice se dit-on, même si on n'en sait finalement rien. Colson Whitehead y va de sa première grande ellipse et élude la partie judiciaire.
On retrouve Elwood en partance directe pour la Nickel Academy à la place de l'université qui l'attendait, une école de redressement dont on sait depuis le prologue ce que l'histoire pourra extraire bien des années plus tard de ses vestiges. Des ossements humains. Et des témoignages de survivants.
La Nickel Academy, c'est une école inspirée de la réalité américaine, la Dozier School for Boys plus précisément, rendue tristement célèbre par des révélations et des extractions de cadavres en 2012. Elle ancre le roman dans le réel même si l'auteur ne cherche pas à faire une docu-fiction sous forme d'enquête. La sordide bâtisse et ses méthodes barbares, les témoignages de survivants ou les enquêtes journalistiques lui suffisent pour élaborer sa trame romanesque. le reste n'est que littérature, et elle est plutôt très bonne. Pas de fioriture, pas de lyrisme, pas de vindicte. Colson Whitehead a l'élégance d'écrire le racisme sans vraiment s'y attarder, les faits se suffisent souvent à eux-mêmes pour ressentir la cruauté. La violence est le plus souvent suggérée, ou observée avec détachement, « [...] il n'existait pas de système supérieur régissant la brutalité de Nickel, rien qu'un mépris aveugle sans rapport avec les individus ». L'auteur déploie son intrigue au scalpel d'une écriture redoutable d'efficacité, et il inscrit sa grande histoire d'amitié dans le contexte de la lutte contre une horde de cadres adeptes du Ku Klux Klan. L'idéaliste Elwood et l'observateur Turner, deux élèves noirs de la Nickel Academy, deux destinées avides de liberté, car une fois à Nickel, l'on ne peut que constater que si « Fuir était une folie, ne pas fuir aussi ». C'est l'occasion pour l'auteur de sa deuxième grande ellipse, mais celle-ci sera reconstruite dans l'après Nickel, à petit pas et sous tension, avec en point de mire un dénouement magistral.
Construit avec une grande maîtrise sur un avant, un pendant et un après la fréquentation de la Nickel Academy à travers un superbe personnage, Nickel Boys met de nouveau en exergue les préoccupations de Colson Whitehead autour de la répression raciale et l'enfermement, mais aussi et surtout l'espoir, que l'évasion des opprimés ne manque pas de représenter ici, comme pour ses esclaves d'Underground Railroad.
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« Les garçons auraient pu devenir tant de choses si cette école ne les avait pas anéantis. Tous ces génies gâchés. Naturellement, tous n'étaient pas des génies-Chickie Pete par exemple n'avait pas découvert la relativité restreinte-, mais ils avaient été privés du simple plaisir d'être ordinaires. Entravés et handicapés avant même le départ de la course, ils n'avaient jamais réussi à être normaux. (p. 201) “

Un livre déchirant, et un deuxième roman que je lis de cet écrivain afro-américain… après « Underground Railroad »… Deux grands coups de coeur… qui me font m'intéresser de plus près à cet auteur ; ainsi je viens de réserver son premier roman, à ma médiathèque, « L'Intuitionniste »…et débute un autre texte plus personnel que j'avais en attente dans mes réserves d'écureuil !!… » Sag Harbor »

Je ne ferai pas une nouvelle fois le « pitch » : le 4ème de couverture est suffisamment éloquent.

Un roman, qui s'inspire directement d'un fait réel terrifiant mettant à mal une société américaine mercantile et raciste…s'en prenant à des enfants, dans un dit pensionnat, devant remettre dans le dit « droit chemin » des fortes têtes ou tout simplement des jeunes enfants ou adolescents, livrés à eux-même, avec des familles toxiques, déficientes ou inexistantes ! Une école qui est, en fait, un véritable pénitentier où les élèves blancs s'en prennent aux élèves noirs, où les plus forts s'en prennent aux faibles sans parler des adultes-encadrant qui induisent, pour la majorité, des penchants sadiques et pervers…se défoulant sur tous ces jeunes, oubliés de la société américaine.

« Il y a dans ce monde de grandes forces, les lois Jim Crow notamment, qui visent à rabaisser les Noirs, et de plus petites forces, les autres personnes, par exemple, qui cherchent à vous rabaisser, et face à toutes ces choses, les grandes comme les petites, il faut garder la tête haute et ne jamais perdre de vue qui l'on est. Les pages de l'encyclopédie sont vierges. Des gens vous piègent et vous dupent avec le sourire, pendant que d'autres vous dépouillent de votre amour-propre. N'oubliez jamais qui vous êtes.”

On s'attache aux deux personnages principaux ,Turner, et Elwood, l'un fort sceptique, désabusé, le second, idéaliste, croyant que le genre humain peut s'améliorer…en souhaitant si fort , nous lecteurs, qu'ils se sortent de ce enfer ; je n'en dévoilerai pas plus. J'ai été surprise par la « chute » ; même si l'histoire de ces deux jeunes gens reste tragique, l'auteur réussit à sauvegarder une belle lumière dans la description de cette incroyable amitié entre Turner et Elwood, qui prend une dimension gigantesque, mythique !.

Un style à la fois fluide et nerveux… Une tension constante, un vrai suspens, savamment nourri jusqu'au bout ! Un vrai coup de coeur… qui augmente ma curiosité pour les textes antérieurs de Colson Whitehead
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