Alors pour décoder cette oeuvre qui peut égarer, la vie du peintre offre ces deux premières clefs que sont l'absence de la mère, la présence de l'épouse : elles ont peut-être engendré la dualité exprimée dans l'oeuvre, dualité de tout principe, en tout être, et en tout.
La mère et l'épouse: les deux femmes de l'oeuvre et de la vie d'Odilon Redon, toutes deux déracinées de leur terre natale. L'une aura légué au peintre sa tristesse et sa mélancolie, l'autre lui aura appris la douceur de vivre; à l'une reviennent les Noirs, à l'autre peuvent être dédiés les pastels.
On ne cherchera pas à comprendre pourquoi Marie-Odile Redon a délaissé son deuxième enfant. La santé fragile du garçon, les moeurs de l'époque, l'âpreté de la route entre Bordeaux et Peyrelebade n'expliquent pas tout. Et même en tenant compte de l'importance, peut-être démesurée, que cette «défection» a pu prendre dans l'esprit de l'enfant, déjà prédisposé à l'introversion, il est certain que Redon ne guérit pas du manque d'attention maternelle. Il ne l'avoua jamais, semble-t-il: à cette époque, ces choses n'étaient guère commentées. Encore moins par des hommes comme Redon, discret et pudique, à la vie sociale lisse et sans faille. Redon n'avoua ni dans ses écrits ni dans ses lettres cette fêlure qu'il traîna avec lui comme une mauvaise blessure, mais son art la crie. Son art clame, parfois avec audace, cette angoisse interrogative et secrète devant la femme, héritée peut-être de la démission maternelle. Il n'est qu'à regarder L'Armure, un fusain, un Noir, une ombre: tout y est dit.
A ses aînés, tels Baudelaire, Flaubert ou Delacroix, Redon manifestera de l'admiration; à ses contemporains, comme Mallarmé et plus tard Gauguin, de l'amitié. Opposé dans son art et par sa démarche aux Impressionnistes auxquels il reprochera, dans trois articles publiés par La Gironde en 1868, de reproduire la nature sans invention, de borner l'art et de «lui refuser ses sources les plus fécondes: la pensée, l'inspiration, le génie [...]», Redon exposera néanmoins auprès d'eux. Signe d'indépendance à l'égard de tout courant officiel. Non d'adhésion.
Si l'enfance marque effectivement tout être, alors celle de Redon explique véritablement sa vie d'homme et son destin d'artiste tenaillés, sans répit, par l'errance et la solitude, flétrissures indélébiles, sinon maudites, que Redon devra précisément à son enfance abandonnée. Car c'est en solitaire que grandit le petit garçon, perdu dans le vieux manoir du domaine où il est arrivé à l'âge de deux jours.
La découverte de ces terres superbes et sauvages, avec leurs montagnes et leurs cirques aux lignes âpres ou douces, est à l'origine d'une suite de dessins où l'être humain apparaît infiniment seul dans l'infiniment grand. Où la désespérance chevillée à l'âme lézardée de Redon trouva une réciprocité dans «certains regards surpris dans des villages pauvres, admirablement consumés de détresse».