Je remercie Babelio et les éditions BakerStreet pour m'avoir offert ce livre dans le cadre de la masse critique « Littératures » de janvier dernier. le sujet m'intéressait particulièrement, car d'après le résumé, ça parle de jazz et de la 2e guerre mondiale, deux sujets qui ne me lassent jamais, et l'idée de les associer dans un même roman ne pouvait que me séduire !
Cependant, même si ma lecture a été plutôt une bonne expérience, je ne suis finalement pas aussi emballée que j'aurais espéré. Tout commence par une 1re partie (écrite en gras italique, un choix de police de caractère assez inhabituel, mais qui reste heureusement tout à fait lisible) qui relate les jeunes années de notre héros, Urby Brown, dans ce même orphelinat pour enfants de couleurs, à La Nouvelle-Orléans, Louisiane, où un certain
Louis Armstrong a grandi et a appris la musique ; tous deux se seraient connus et auraient même joué ensemble, l'un du cornet, l'autre de la clarinette (ce qui ne pouvait que me réjouir !). Ils sont cependant très différents : tandis que
Louis Armstrong est bien foncé de peau, Urby – issu de l'union improbable d'un Français blanc de passage et d'une prostituée « quarteronne » (ayant, selon les appellations de l'époque, seulement un quart de « sang noir ») – est considéré comme « octavon », et a la peau suffisamment claire pour se faire facilement passer pour un blanc…
Ainsi, dès l'introduction, un premier aspect très prenant du livre est esquissé : on découvre l'habileté de l'auteur à créer des personnages fictifs aux côtés de personnages réels. On notera
Louis Armstrong, plus tard ce seront
De Gaulle ou le ministre Paul Reynaud et sa jeune maîtresse Hélène de Portes. Mais alors, le tour de force de l'auteur est que ces personnages fictifs d'une part, et historiques bien réels d'autre part, ne sont pas seulement cités au gré du texte et des événements, mais ils interagissent réellement les uns avec les autres, avec un certain naturel qui leur donne une grande crédibilité. Ils sont ainsi (tous !) tellement bien ancrés dans cette relation de l'Histoire (oui, celle avec un grand H) qu'on finit par se demander, parmi les noms un peu moins connus, s'ils n'ont pas quand même existé, si on peut les trouver sur Google, et on se prend à les y chercher… sans succès pourtant (et pour cause !). Cet aspect-là du livre est donc une vraie réussite, dès les tout premiers chapitres, et ne se démentira pas par la suite.
Malheureusement, cette habileté narrative autour des personnages ne suffit pas à faire un livre extraordinaire. Certains éléments sont plus difficiles à appréhender, et dès lors gâchent un peu le plaisir de la lecture. Je pense notamment à la temporalité de l'histoire : après le 1er chapitre précité, qui ressemble donc bien davantage à une introduction, on se retrouve dès le 2e chapitre à Paris, où Urby Brown vit désormais, non loin de chez son mentor Stanley Bontemps, clarinettiste noir américain également, qui l'avait pris sous son aile déjà à La Nouvelle-Orléans. L'auteur poursuit alors son récit, partant de début avril 1938 à Montmartre, mais avec un certain nombre de flashes-back quelque peu désordonnés, si bien que ça donne une impression générale de « fouillis » sur la suite des événements qui ont amené Urby et sa compagne à arriver à Paris… et en tout cas, maintenant que je suis au bout du livre, je suis incapable de me rappeler pourquoi et comment il est arrivé en France, si seulement c'est dit ?
À la décharge de l'éditeur, il est bien mentionné sur le 4e de couverture que ce roman-ci (je cite) « retrouve certains des mêmes personnages » qui apparaissaient dans «
Les enragés de Paris », roman précédent de l'auteur… et qui, effectivement, selon le résumé que l'on peut trouver sur les plateformes de lecteurs, raconte bien ce voyage d'Urby, de la Nouvelle-Orléans à Paris.
Cela dit, je ne pense pas qu'il soit absolument indispensable d'avoir lu le roman précédent pour aborder celui-ci. Cependant, de façon indéniable, la lecture du précédent aurait éclairé certains détails qui semblent ici un peu confus, dès lors la compréhension globale des choses aurait été facilitée – hélas je m'en suis rendu compte trop tard, et je ne suis pas certaine d'avoir envie de lire cet autre livre.
Je constate en effet que je n'ai ressenti aucun attachement pour les personnages. Ils manquent tous de cette profondeur qui aurait relevé leur côté « humain », tout simplement, et par ailleurs ils semblent même complètement écervelés par moments, ce qui est bien un peu irritant ! Cela dit, je me rends bien compte que je les considère avec le recul que peut avoir une femme blanche européenne de mon âge, qui a beaucoup lu sur cette fameuse 2e guerre mondiale, mais qui n'y était pas. Il faut donc réellement entrer dans la peau d'Urby, ses choix et décisions qui paraissent parfois irréfléchis à mes yeux, mais qui avaient sans doute du sens pour un personnage tel que lui, au milieu des horreurs nazies qui ne se sont dévoilées que petit à petit. C'est ce sentiment que semblent avoir eu pas mal de Français (et d'émigrés tels qu'Urby et sa compagne juive américaine Hannah) d'être « protégés » durant la drôle de guerre ou les premiers mois de l'Occupation à Paris : qui par un parent suffisamment proche du pouvoir nazi, qui par un jeu de relations plus ou moins mafieuses supposées écarter tout danger, et tous (ou presque) par l'assurance d'un Pétain…
J'ajouterai à ça que l'aspect musique / jazz est beaucoup moins présent que ce à quoi je m'attendais. Certes, on sait qu'Urby et Hannah ont ouvert un club de jazz, l'ancêtre de nos boîtes de nuit, et plutôt bas de gamme. Mais on est davantage dans la comptabilité autour de ce club, le recrutement de (bons) musiciens, leur attitude au fil des événements… et finalement la musique même ne vibre que bien trop peu à mon goût !
Ainsi, ce livre, dont l'épicentre est un club de jazz à Montmartre, aborde toute une série de sujets liés à la 2e guerre mondiale « de l'intérieur », vus par les yeux d'un étranger à Paris, mais suffisamment intégré pour être bien un peu représentatif : ce sont les combats de rue entre sympathisants communistes et paramilitaires pronazis ; c'est la silence assourdissant de la France ou de l'Angleterre face aux actions de Franco en Espagne ; c'est la terreur de l'exode massif vers le Sud lorsque l'armée allemande est aux portes de Paris, et ces Sukas qui bombardent femmes et enfants, dans ces interminables files de civils fuyant la capitale qu'ils craignent désormais plus que tout ; ce sont les premières déportations de Juifs « vers l'est », sous l'oeil impassible des gendarmes français...
C'est aussi un autre sujet tout à fait méconnu, car on en parle très rarement quand on évoque 39-45, d'ailleurs ça reste sans doute assez marginal dans l'Histoire (à nouveau celle avec un grand H), mais ça n'en est pas moins déchirant : un certain nombre de Noirs américains (dont Urby et Stanley par exemple) qui vivaient en France se sont retrouvés dans une situation intenable en ce début de guerre. Ils semblaient alors encore plutôt bien acceptés en France (certains ayant été, comme Urby, médaillés de la 1re guerre, à laquelle il avait participé notamment dans la Légion), mais commençaient à trembler à l'idée de plus en plus tangible que les nazis ne seraient pas tendres envers « les Noirs », pas plus qu'avec « les Juifs », leur cible principale. Mais retourner aux États-Unis signifiait aussi, du moins pour ceux issus du Sud, retrouver un statut de sous-homme, à une époque marquée par les lois de ségrégation selon Jim Crow. Pour tous, c'était alors un véritable choix cornélien ! de la sorte, les pseudo-décisions et autres hésitations d'Urby vont le mener à un périple abracadabrantesque à travers la France – bien décidé à rentrer aux États-Unis, et pourtant pas tout à fait, et assez fou pour retourner dans Paris occupé avec sa compagne juive, par exemple !
Quant à l'écriture, elle est généralement d'un niveau assez élevé, mais ne m'a paru ni fluide, ni tout à fait agréable : ce n'est pas une lecture facile pour le pur plaisir, et ce n'est pas seulement lié aux événements dramatiques qui y sont relatés. Oh ! l'auteur ne tombe à aucun moment dans le travers d'une plume dramatisante qui ferait pleurer dans les chaumières ; il est même plutôt sec et détaché (ce qui contribue sans aucun doute à la distance qui persiste entre les personnages et le lecteur).
Mais certains choix de traduction et/ou éditoriaux, assortis d'une certaine incohérence de l'auteur notamment dans les dialogues, alourdissent très clairement le tout. En effet, je ne sais comment ça se présente en vo, mais j'imagine assez bien que l'auteur aura choisi une retranscription littérale de l'accent louisianais. Je ne sais si ça passe en anglais… Ce que je sais en revanche, c'est que ce genre de dialogues représentant une oralité particulière en vo, faisait déjà l'objet de débats lors de mes études en traduction : quand on traduit, on peut garder le même niveau de langage que le reste du livre, en reprécisant à chaque fois « avec l'accent untel » (ce qui peut devenir lassant) ; on peut, et c'est l'approche la plus lisible pour le lecteur francophone, jouer sur différents registres dans la langue-cible, mais à condition de maîtriser ces derniers et avec le risque de perdre la saveur de l'original ; enfin, on peut tenter une retranscription alors bien artificielle en pseudo-français, en assumant fautes et ellipses. C'est ce dernier choix qu'a fait la traductrice, à mon sens le plus désastreux, car ça rend les dialogues du premier chapitre, et ensuite avec Stanley à Paris, difficiles à comprendre et très désagréables à lire !
Un exemple ? Stanley expliquant certaines choses à Urby : « Es le fils qu'j'aurais aimé avoir. Ai jamais eu l'temps pour tout c'truc d'la famille, cause ai la musique. Quand notre musique elle est en toi, elle t'consume corps et âme. Ai su qu't'avais la ‘zique en toi dès qu'j'tai entendu emboucher. » etc., etc. ; on n'a là qu'une infime partie de la tirade de Stanley, et ce n'est qu'un exemple parmi de nombreux autres dialogues, Stanley étant un personnage secondaire assez important. Ce genre de retranscription, proche d'une phonétique qui n'existe pas en français, est réellement pénible à lire !
Mais alors, à côté de ça, le personnage même d'Urby, qui est quand même issu des bas-quartiers de la Nouvelle-Orléans, qui n'a jamais reçu de vraie éducation et dont le seul véritable don est lié à la clarinette, s'exprime dans un langage châtié, digne d'un jeune bourgeois qui aurait été dans les meilleures écoles – car tout le livre est écrit par Urby à la 1re personne du singulier ! Pire : sa façon de s'exprimer devient carrément artificielle dans les dialogues. Ici aussi un exemple (dans le même passage avec Stanley) : « Tu avais des raisons de te taire et je ne serais pas le musicien que je suis sans ce que le père Gohegan et toi m'avez enseigné. Je suis content d'avoir pu apprendre la vérité quand j'étais prêt à l'entendre. » Sérieusement ? Qui parle comme ça spontanément en français dans un dialogue avec un ami, qui en plus maîtrise beaucoup moins bien la langue ? C'est complètement incohérent dans la façon de traiter les personnages !
Enfin, pour terminer côté déceptions : la partie finale du livre, quand Urby et Hannah sont finalement de retour aux États-Unis (ce qui n'est pas un grand spoil : on comprend dès le début qu'ils y arriveront tôt ou tard malgré toutes leurs tergiversations et autres aventures rocambolesques, mais en l'occurrence ils y arrivent vraiment tard !), aurait mérité un plus long développement, car c'est là que les personnages deviennent enfin « vrais » et touchants… mais c'est à peine esquissé à coup de quelques dialogues, et paf on passe à la parade finale aux côtés de
Louis Armstrong réapparu, et de Sydney Bechet qui surgit tout à coup.
Bref, ce livre avait, selon son résumé, un énorme potentiel, mais je reste un peu sur ma faim. La partie « jazzy » est trop peu présente à mon goût, avec des personnages qui laissent une impression de superficialité qui fait qu'on ne s'y attache jamais tout à fait, si ce n'est à la fin tout à coup bien trop courte. de même, la judaïté d'Hannah est assez peu exploitée, le seul personnage principal étant réellement Urby lui-même. Cependant, sa vision de la 2e guerre mondiale, lui le musicien de jazz noir américain vivant à Paris, est très intéressante et dévoile quelques aspects méconnus réellement touchants.