Citations sur Stoner (106)
Il n'avait aucun ami et pour la première fois de sa vie, il réalisé à quel point il était seul. Quelquefois, au beau milieu de la nuit, il levait les yeux de son livre et son regard se perdait dans les recoins de sa petite mansarde, là où la lueur vacillante de la lampe n'avait plus prise sur les ombres. Et s'il demeurait ainsi, concentré, immobile, l'obscurité semblait s'animer, se matérialiser et transcender en formes irréelles ce qu'il venait à l'instant de déchiffrer. Alors il avait de nouveau cette impression d'intemporalité et de dédoublement.
Quand il était très jeune, William Stoner pensait que l'amour était une sorte d'absolu auquel on avait accès si l'on avait de la chance. En vieillissant, il avait décidé que c'était plutôt la terre promise d'une fausse religion qu'il était de bon ton de considérer avec un scepticisme amusé ou un mépris indulgent, voire une mélancolie un peu douloureuse. Mais maintenant qu'il était arrivé à mi-parcours, il commençait à comprendre que ce n'était ni une chimère ni un état de grâce, mais un acte humain, humblement humain, par lequel on devenait ce que l'on était. Une disposition de l'esprit, une manière d'être que l'intelligence, le cœur et la volonté ne cessaient de nuancer et de réinventer jour après jour.
La personne que l’on aime en premier n’est pas celle que l’on aime en dernier, l’amour n’est pas une fin en soi, mais un cheminement grâce auquel un être humain apprend à en connaître un autre.
En ponçant ces vieilles planches pour les transformer en bibliothèques, il les sentait devenir plus douces sous sa paume. Il regardait disparaître la patine grisâtre du temps qui, éclat après éclat, laissait deviner l’essence du bois et la pureté de ses veines. En rafistolant ces vieux meubles, en les disposant du mieux qu’il pouvait, c’était lui qu’il façonnait lentement. C’était lui qu’il arrangeait, qu’il retapait et c’était à lui aussi qu’il offrait une seconde chance.
Presque heureuse. Du moins tranquille dans son malheur.
Sa présence était devenue une source d'embarras à la fois pour ses amis et ses ennemis, il devint donc de plus en plus solitaire.
Lentement, mois après mois, année après année, l’humidité et la pourriture allaient attaquer les boîtes en sapin censées les protéger pour s’en prendre à leurs chairs avant de rogner les derniers vestiges de leur humanité. Ils allaient devenir une part insignifiante de cette ogresse acharnée à laquelle ils s’étaient sacrifiés quand ils n’étaient encore que des enfants.
D’une main si faible qu’il la sentit à peine, elle le conduisit auprès du cercueil ouvert. Il baissa les yeux, s’immobilisa, leur laissa le temps de s’habituer à la pénombre puis ce fut… un choc. Ce corps était celui d’un étranger. Rétréci, rabougri, minuscule. Et ce visage… un masque de papier brun presque transparent avec deux cavités à la place des yeux… Le costume bleu dont on l’avait enveloppé était si grand qu’il avait l’air d’un pantin et au bout de ces manches beaucoup trop larges, ses deux mains croisées sur sa poitrine ressemblaient à deux vieilles pattes de poule. Stoner se tourna vers sa mère et sut alors que toute l’horreur qu’il venait de ressentir s’était fichée dans son regard.
Une guerre ne tue pas seulement quelques milliers ou quelques centaines de milliers de jeunes hommes, elle détruit aussi, chez un peuple, quelque chose qui ne pourra jamais être remplacé...
Un jour, elle lui dit :
- Plaisir du corps et vie de l'esprit...Finalement il n'y a que ça qui compte, n'est-ce pas ?