Citations sur Les Rougon-Macquart, tome 17 : La Bête humaine (187)
- Vous devriez me donner votre autre main, pour que je la réchauffe.
- Oh ! non, pas ici. On nous verrait.
- Qui donc ? puisque nous sommes seuls... Et d'ailleurs, il n'y aurait pas grand mal. Les enfants ne se font pas comme ça.
- Je l'espère bien.
Maintenant, le jour se levait, très pâle ; et il semblait que cette lueur livide vînt de la neige elle-même. Elle tombait plus dense, ainsi qu'une chute d'aube brouillée et froide, noyant la terre des débris du ciel.
La famille n'était guère d'aplomb, beaucoup avaient une fêlure. Lui, à certaines heures, la sentait bien cette fêlure héréditaire : non pas qu'il fut d'une santé mauvaise, car l'appréhension et la honte de ses crises l'avaient seules maigri autrefois : mais c'étaient, dans son être, de subites pertes d'équilibre, comme des cassures, des trous par lesquels son moi lui échappait, au milieu d'une sorte de grande fumée qui déformait tout. Il ne s'appartenait plus, il obéissait à ses muscles, à la bête enragée.
En lui, l'homme civilisé se révoltait, la force acquise de l'éducation, le lent et indestructible échafaudage des idées transmises. On ne devait pas tuer, il avait sucé cela avec le lait des générations ; son cerveau affiné, meublé de scrupules, repoussait le meurtre avec horreur, dès qu'il se mettait à le raisonner. Oui, tuer dans un besoin, dans un emportement de l'instinct ! Mais tuer en le voulant, par calcul et par intérêt, non, jamais, jamais il ne pourrait !
La vie commune n'était plus que le contact obligé de deux êtres liés l'un à l'autre, passant des journées entières sans échanger une parole, allant et venant côte à côte, comme étrangers désormais, indifférents et solitaires.
Plus rien ne bougeait, la neige filait son linceul.
Et la terreur de ses mains les lui fit enfoncer davantage sous son corps, car il les sentait bien qui s'agitaient, révoltées, plus fortes que son vouloir. Est-ce qu'elles allaient cesser de lui appartenir? Des mains qui lui viendraient d'un autre, des mains léguées par quelque ancêtre, au temps où l'homme, dans les bois, étranglait les bêtes!
Et, lorsqu'elle se retourna, rentrant dans la chambre, elle fut surprise de voir la chandelle, comme éteinte, ne plus tacher le grand jour que d'une larme pâle.
Tous deux s’étreignirent, confondirent l’affreuse mélancolie de leur peine. C’était une infinie souffrance, sans oubli possible, sans pardon. Ils pleuraient, et ils sentaient sur eux les forces aveugles de la vie, faite de lutte et de mort.
Un froid plus vif tombait du ciel fumeux sur la désolation de ce désert, aux coteaux arides.
Des trains encore étaient passés, un autre arrivait, pour Paris, très long. Tous se croisaient,
dans leur inexorable puissance mécanique, filaient à leur but lointain, à l'avenir, en frôlant,
sans y prendre garde, la tête coupée à demi de cet homme, qu'un autre homme avait égorgé.