Tout est sous contrôle (sauf toi !) - Sally Thorne
Je ne sais pas combien de temps je flotte dans ce brouillard gustatif. Tout ce que je sais c’est que rien n’est grave quand je mange des féculents et du gras. Le fromage adoucit la vie.
Il caresse le mur. Je jurerais sentir sa paume glisser sur mon dos.
— Tu as fait de l’excellent travail, Ruthie. Le motif est si bien aligné.
Sa main tatouée GIVE glisse sur une des bordures. Des parties oubliées de mon corps se réveillent et se contractent en réponse.
Mon papier peint se fait plus peloter que moi.
— Tu es la voisine d’un mec sexy. Couillon, étrange, mais indéniablement sexy. Qu’est-ce que ça fait ?
— C’est agaçant mais… plutôt agréable.
il se contente de poser sa main ouverte sur le canapé, entre nous deux, et continue à regarder la télévision, comme si de rien était.
C'est exactement comme s'il tenait une assiette de graines et qu'il attendait, très patiemment, que le petit oiseau effrayé et assis à côté de lui s'approche. Autant dire que je prends du temps avant de me décider.
En fait, j’ai essayé de maltraiter un peu les gentils gars de la masse salariale, mais ils se sont tout de suite mis à pleurer.
— Le truc, Shortcake, c’est de trouver la bonne personne. Celle qui peut aussi bien rendre les coups que les encaisser, explique-t-il
-Et sinon, quoi de prévu ce soir ? Pose de vernis en solitaire ?
-Absolument. Et pour toi, Docteur Josh ? Masturbation et pleurs étouffés dans ton oreiller ? Il jette un regard au bouton supérieur de mon chemisier.
-Oui. Et ne m’appelle pas comme ça.
Je ravale un éclat de rire. En entrant dans l’ascenseur, nous nous bousculons comme deux gamins qui se détestent. Il appuie sur le bouton pour le sous-sol, et moi pour le rez-de-chaussée.
-Auto-stop ?
-Voiture chez le garagiste.
J’enfile mes ballerines et fourre mes talons dans mon sac. Maintenant, je suis encore plus petite. Dans le vernis mat des portes de l’ascenseur, je peux voir que j’arrive presque à mi-hauteur de ses pectoraux. Mon Dieu, on dirait un chihuahua à côté d’un dogue allemand.
Joshua avance sans un mot jusqu’à son bureau. On dirait qu’il flotte dans les airs comme Dracula. Mais son attitude menaçante est faussée par le sac de magasin de sport qui bruisse bruyamment contre sa jambe. A en juger par sa forme, il y a une boîte à chaussures à l’intérieur.
Je plains le pauvre vendeur qui a dû aider Joshua à choisir des chaussures. Je peux l’entendre d’ici : « J’aurais besoin d’une paire suffisamment confortable pour pouvoir courir aisément après les gens que je dois assassiner pendant mon temps libre. Je suis payé pour ça. J’exige donc le meilleur rapport qualité/prix. Je fais du 45. »
Avez-vous déjà été surpris par le battement de votre propre cœur ? Quand vous appuyez votre oreille contre votre oreiller et n'entendez plus que votre cœur qui tambourine à vos oreilles. Vous êtes confrontés à votre mortalité et à son horloge qui fait tic-tac. Quel miracle, quel privilège de se sentir vivant.
Qu’est-ce que tu veux dire par « Schtroumpfs » ? intervient Joshua en nous regardant comme si Andy et moi étions totalement dérangés. Je me saisis précipitamment du paquet.
-Merci mille fois d’être monté, Andy. Tu dois être débordé, je ne te retiens pas plus longtemps. Trop tard…
-Tu n’es pas au courant ? s’exclame Andy en se tournant vers Joshua. Les Schtroumpfs, c’est la passion de Lulu. Elle vit et respire Schtroumpf. Tu sais, ces petits bonshommes bleus qui portent des bonnets blancs et qui font à peu près cette taille-là. Il écarte légèrement le pouce et l’index pour illustrer son propos.
-Je connais les Schtroumpfs, merci, lui rétorque Joshua d’une voix irritée.
-Ce n’est pas vraiment « ma passion ». J’essaie de prendre un ton détaché, mais ma voix trahit mon mensonge. Et la toux soudaine de Joshua sonne étrangement comme un fou rire mal dissimulé.
-Les Schtroumpfs, hein ? Alors c’est ça qui se cache dans ces boîtes minuscules. Je pensais que tu achetais des sous-vêtements sur le Net. Mais, Lucinda, penses-tu vraiment qu’il soit approprié de te faire livrer des objets personnels sur ton lieu de travail ?
-Elle en a une vitrine entière, poursuit Andy. Elle a un… Comment il s’appelle déjà, Lulu ? Un Schtroumpf Thomas Edison ? Celui-là, c’est une rareté, Josh. Ses parents lui ont offert pour sa remise de diplôme. Andy continue allègrement à m’humilier.
-Allez, ça suffit, Andy, parlons d’autre chose. Comment vas-tu ? Tout se passe bien aujourd’hui ? Je signe d’une main tremblante le reçu sur l’appareil qu’il me tend. Tss, lui et sa grande bouche. Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? Mais Joshua n’en a pas fini avec le sujet.
-Tes parents t’ont acheté un Schtroumpf pour ton diplôme ? répète-t-il en s’installant confortablement dans son fauteuil avec un air cynique.
-Je vais me chercher un café. Est-ce que tu veux que je te rapporte une tasse de thé ? me demande-t-il, en saisissant son sinistre mug noir. J’étais moi-même sur le point d’aller me préparer un thé. Je ne peux pas lui dire que je n’en veux pas, j’ai déjà ma tasse à pois rouges dans la main. Et je ne peux pas non plus accepter son offre : il cracherait dans mon thé. Ce mec me prend vraiment pour une conne.
-Je pense que je vais t’accompagner. Je lui adresse un sourire forcé. Nous voilà donc tous les deux en train d’arpenter d’une démarche résolue le couloir qui mène à la cuisine. Même nos pas sont synchronisés : gauche, droite, gauche, droite, un peu comme les procureurs qui marchent vers la caméra dans le générique de début de New York, police judiciaire. Mais évidemment, comme je suis un petit format, je dois presque courir pour rester au niveau de Joshua. En nous voyant marcher ainsi ensemble, nos collègues stoppent leur conversation et nous dévisagent avec des airs stupéfaits. Quelques têtes de suricates ont surgi des box. De toute évidence, nous sommes en train d’entrer dans la légende.