Je devinais chaque ornière, chaque creux du chemin qui desservait la maison de Jeanne, chaque soir, je poussais la porte du cabanon près de la mer, chaque soir, elle me servait un café brulant.
En cette fin de journée, la brume rampait vers la terre, telle une couleuvre qui serpentait entre les dunes, coulait, s’infiltrait insensiblement entre les roseaux imbibés de rosée.
Au loin, en contrebas, dans l’espace noirci des flots, je percevais à peine les éclats des lamparos, petites étoiles sur l’horizon. Ernest Pagnotte, Kader et Youssef, à la nuit tombante, déroulaient leurs filets sur le grand large, au crépuscule. Depuis des années de connivences, de gestes
mille fois répétés, les trois hommes poussaient sur la grève le lourd pointu. La mer, en ce mois de Novembre 1939, les avaient épargnés de ses colères, de ses déchaînements imprévus, qui enflés de violence, vomissaient des tourbillons d’écume. Ce soir là, Ernest, le vieux pêcheur, d’un geste presque paternel, avait gratifié sa jeune femme d’un baiser sur le front, puis avait emprunté maladroitement le sentier qui descendait vers la plage, pour rejoindre ses deux gabiers.
15 Août 1940 Sidi-Ferruch (8 h) ALGERIE
Ernest Pagnotte avait mal dormi. Le chuintement de la brise marine sous la porte, le tremblement d’une tuile descellée, avaient perturbé son sommeil. Un timide rai de lumière pénétrait dans la chambre. Allongée sur le flanc, sa jeune épouse Jeanne semblait avoir adopté une position confortable, son ventre arrondi lui imposait cette posture.Sa paisible respiration soulevait à un rythme régulier le drap qui lui couvrait la poitrine. Discrètement il se leva, contourna le lit conjugal. Il aimait contempler dans la pénombre ce minois apaisé, ses longs cils noirs, les petites taches de rousseur constellant ses pommettes brunies par le soleil, rehaussant la beauté de son visage. Il aimait se souvenir, juste avant la grossesse de Jeanne, de sa démarche altière sur le rivage, avantagée par ce corps gracile. Lui, le quinquagénaire, était fier de « posséder » cette si belle jeune femme, que les vieilles du village surnommaient « LA MALTAISE ». Il aimait se souvenir quand elle flânait cheveux au vent, dans les ruelles descendant vers la plage. Il aimait se souvenir quand elle soulignait d’un trait noir ses yeux noisette irisés de paillettes dorées.
Les premiers rayons du soleil commençaient à éclairer les façades des maisons, les jardins exhalaient une odeur d'herbe humide, Hercule leva la tête vers le ciel, inspira une grande bouffée d'air et poursuivit sa marche. À la sortie de Pont-à-Mousson sur la droite, il prit la direction de Toul.
Il se promit d'envoyer un courrier à Andréa, la Polonaise qui l'avait si généreusement accueilli. Plus tard, il réalisa qu'il ne possédait pas son adresse.
Avec peu d'espoir, il commença à écrire une première lettre en pensant qu'elle n'arriverait peut-être pas à son destinataire.
"Cher père, j'ai déjà parcouru deux cent cinquante kilomètres, il est important que tu prolonges encore ton attente. J'arrive bientôt. Hercule."