France-Afrique-du-sud. La poétesse Antjie Krog en tournée dans les Pays de la Loire.
Être vulnérable c'est être humain à part entière. C'est la seule façon de pouvoir saigner dans l'autre.
Les années de plomb
16 DÉCEMBRE
un zeste d'état sauvage
de régate le long de côtes étrangères
pays inhabités
un zeste de siège sur un chariot
de regard au cœur d'une étrange vallée
− non scarifiée par le barbelé des frontières
par le bruit des voix
par le clapotis des bacs
les bailles à goudron et les cages à poules
le long du chariot
c'est un zeste de course à mi-corps dans l'avoine rouge
de quête de groseilles à maquereau de raisins de loup
de coupe de rotin
et de sommeil sous la toile ouverte de la nuit
étendue sur hiboux et chacals
une chose qui nous dépasse nous amena ici
une chose qui devint la jante de notre survie
le groseillier coriace de la foi
car qui presse les nuages contre les montagnes
afin que demeure légère et blanche la poudre
comme le talc français du cap
qui pousse les blancs boucliers noirs boucliers
avec la sagaie de la nuit
laissons-les attendre l'aurore et sa calebasse de feu
qui de sa propre main
mène le brouillard dense à l'assaut des montagnes
afin que nous voyions large et loin…
p.66-67
Portrait de l'artiste
TRANSPARENCE DE LA SOLE
la lumière coule
de la nuit sur mon bureau
j'attends mes visiteurs sur papier
mes quatre enfants
dorsales et caudales les tiennent en bel équilibre
les petites nageoires près du cou vibrent sans cesse
les yeux si doux
dans la mare d'eau saumâtre Maman
pétrit l'argile des métaphores
approchez de derrière les dictionnaires et les pages vides
comme j'aime cette petite classe fragile
cette flottille mes quatre poissons
approchent de quoi vous nourrirai-je ?
enfant chéri flanc étroit
laisse-moi glisser vers le lit de la mer
jusqu'à l'étirement oui comme ça
cela tire un peu mais Maman te tient
Maman est là
l'œil du dessous surpris et bleu comme celui de Papa
émigre prudent en une gerbe complexe
de nerfs et de muscles
vers l'autre du dessus
la bouche mutine s'en va presque difforme
avec le temps la languelette trouvera son gîte
le flanc supérieur commence à se pigmenter sombre
imperceptible vous êtes couchés entre sable et rocher
partie du sol et jamais plus
ni pillards ni fuyards
je presse ma bouche contre chaque visage
chiffonné Maman sait
vous survivrez à la marée
p.13-14
Portrait de l'artiste
CHANT UNI-DIMENSIONNEL POUR LE NORD
DE L'ÉTAT LIBRE D'ORANGE
PLUS PRÉCISÉMENT MIDDELSPRUIT
…
état sans printemps cher au cœur
où les trains et leurs fougères de fumée
gloussent égal-égal chaque hiver
sur l'avoine rouge tachée d'ailes de moineaux
sur des buissons kaki et des épineux comme du basalte
comme des pintades
brun jonc brun grès brun daman brun hiver
et dans les marais des touffes de livourne
où les perdrix roulent des crêpes avec le crépuscule
chaque matin d'hiver grince pointu comme une aiguille
clair claque le saule fouettant le gel
la lointaine bouffée des fumiers fumants
les pâturages d'automne réduits aux peupliers
− douce si douce entre les fils cliquète l'énergie électrique
ô plaines les plus chères à mon cœur
où le canif de l'hiver
plonge complètement
dans la récolte verte de l'été
tant d'années passées à essayer de t'effacer
pour féconder les plaines autrement
mais chaque saison je reviens te dessiner encore et encore
car je meurs comme je meurs
et même au Boland au Bushveld
fleurit dans mes yeux mois sur mois l'avoine rouge
p.20-21
Portrait de l'artiste
Je suis debout sur un foutu rocher
au bord de la mer à Paternoster
La mer cogne dans l'air ses guirlandes
d'écume verte
je regarde sans peur chaque bon dieu de vague
au fond des tripes avant qu'elle ne se brise
le rocher tremble sous mes pieds
les muscles de mes cuisses se bandent
mon bassin expulse ces vieilles résignations
et merde je suis rocher je suis caillou je suis dune
mes nichons chantent un air de cuivre
mes mains cramponnent la Baie du Meurtre
et la Baie de la Gueule
mes bras se déchirent d'extase au dessus de ma tête :
je suis
je suis
le seigneur m'entende
une putain de femme libre.
p.25
PAYS DE CHAGRIN ET DE CLEMENCE
EXTRAIT (h)
à cause des récits des blessés
ce pays ne s'étend plus entre nous
mais en nous
il respire
se calme face aux cicatrices
à sa gorge merveilleuse
dans le berceau de mon crâne
il chante
il allume
ma langue mon oreille interne le creux de mon cœur
frémit vers la frontière
d'un vocabulaire nouveau plein de gutturaux doux et intimes
la rétine de mon âme apprend à s'ouvrir
chaque jour mille mots
me vissent une nouvelle langue
je suis à jamais transformée. Je veux dire
pardonne-moi
pardonne-moi
pardonne-moi
toi que j'ai lésé − s'il te plait
prends-moi
avec toi
p.118-119
Les racines
MAMAN
Maman, je t'écris un poème
sans ponctuation chic
sans mot qui riment
sans adverbe
juste
un poème aux pieds nus –
car tu me fais grandir
dans tes petites mains tordues
tu me cisèles de tes yeux noirs
et de tes mots pointus
tu tournes ta tête d'ardoise
tu ris et replies mes tentes
mais tu m'offres chaque soir
à ton Seigneur Dieu.
ton oreille-grain de beauté est mon unique téléphone
ta maison ma seule bible
ton nom mon brise-lame face à la vie
je pleure maman
de n'être pas celle
que j'aimerais être à tes yeux.
p.29
PAYS DE CHAGRIN ET DE CLÉMENCE
EXTRAIT (f)
le corps se dérobe
la gorge bâillonnée
le prix de ce pays de peur
c’est la grandeur de son cœur
le chagrin traîne tout seul
quand les voix des angoissés se noient dans le vent
tu n’abandonnes pas
tu t’avances sur le sentier à pas comptés
tu me coupes les liens
en pleine lumière — plus léger, plus audacieux que le chant
puis-je te serrer ma sœur
dans le pli fragile d’un mot unique et partagé
p.116
ARCHITECTE MISSIONNAIRE
le jour nous sortons au soleil
— toi tes yeux de violon alto
et tes cheveux lisses comme les Alpes —
moi et mon accent
nous sortons entre d'étranges cuillers
et des couvertures pour poneys
par les montagnes qui font craquer leurs jointures
sous la fumée des bouses et les corbeaux
dans de blancs canoës nous glissons sur l'ignorance
sur des jours napperonés de paix
des garçons derrière les chèvres
et des troupeaux de bœufs ngunis
des charbons bruns se piquent sur les pentes
des champs rasoirs au flanc de Thaba-Tseka
de Thaba-Putsoa
mais la nuit : la nuit
nous rentrons au presbytère blanc de Morija
la nuit crépitent les écrevisses dans le vin français
la nuit nous dormons dans une tapisserie fait main
entre le corbusier et frank lloyd wright
égarés entre nos bras
perdus dans nos yeux
occupés à grimper
vers le plus haut
sommet
de la civilisation.
p.19
MAMAN RENTRERA TARD
que je revienne vers vous
fatiguée et sans souvenirs
que s'ouvre la porte de la cuisine je
m'insère avec des ballots de cadeaux hâtifs
dans les couloirs rôdent les rêves
tristes de ma famille les vitres incrustées
de leur langue délaissée à la lumière
crue de la salle de bain me lave les dents
me colle une pilule sur la langue : Agis.
que je passe devant ma fille endormie
ses draps bien aplatis sous le menton
sur la coiffeuse des vers à soie couvés d'or
que je franchisse mes garçons
les poings froncés dans les coussins
leur chuchotement agité blesse la chambre
que je froisse une chemise de nuit dans le tiroir
l'enfile dans le noir empatté derrière ton dos
que m'inonde la chaleur
ne me fais ni poète ni humain
dans l'embuscade de la respiration
je meurs en femme.
p.61-62