Tout d`abord félicitations pour le prix Renaudot attribué à "Notre-Dame du Nil" ! Comment avez-vous vécu l`annonce du prix pour votre livre ? Et qu`en est-il quelques jours après ?
J`ai certes été surprise et heureuse de l`attribution du prix Renaudot à mon livre Notre-Dame du Nil. Je ne l`attendais plus. Mais mon livre n`était peut-être pas cet objet-littéraire-non-identifié tel que le décrivent certains journaux. Peu de temps après sa parution, en mars 2012, il avait reçu à Genève le prix Ahmadou Kourouma et avait été signalé par les critiques comme un livre important. Il avait fait partie de la sélection de printemps du prix Renaudot et mon éditeur Gallimard avait fondé sur lui de grands espoirs pour le prix. Espoir déçu puisqu`il ne figurait plus sur les listes suivantes du Renaudot et immense déception pour moi. Quelle joie donc de le voir après ces péripéties couronné par le Renaudot!
Revenons à votre roman « Notre-Dame du Nil ». Avez-vous écrit ce livre comme un hommage aux disparus ? Une mise au point historique salutaire ? Un devoir de vérité ? Une thérapie ?
Il y a un peu des trois. L`hommage aux disparus, à ma famille, à ma mère, à tous ceux de Nyamata, à tous ceux du Rwanda, je crois l`avoir rendu par mes deux premiers livres, Inyenzi ou les Cafards et La femme aux pieds nus. L`élargissement de mon champ d`écriture s`est amorcé avec les nouvelles de L`Iguifou où la fiction a une très large part. Avec Notre-Dame du Nil, j`ai entrepris d`écrire un véritable roman. Bien sûr comme tout roman, il est bâti sur des fondements autobiographiques : le lycée Notre-Dame du Nil ressemble beaucoup au lycée Notre-Dame de Citeaux où j`étais élève à Kigali et les pogroms contre les élèves tutsi sont ceux qui en 1973 m`ont obligée à m`exiler au Burundi. Mais la fiction élargit la perspective, je ne suis plus la victime du dedans, je suis l`écrivaine du dehors ce qui me permet d`aborder des thèmes comme la condition de la femme, les traditions anciennes du Rwanda etc. le roman me libère et m`ouvre de nombreuses voies dont la plus importante est la possible réconciliation entre les Rwandais.
La dimension tragique du livre est sans cesse contrebalancée par la légèreté de ces adolescentes et leurs histoires de cœur, d`amitiés, etc. Avez-vous travaillé dans le sens de maintenir cet équilibre entre l`horreur qui se prépare et le quotidien banal des jeunes filles ?
L`humour a toujours fait partie intégrante de mes livres et d`importants critiques l`avaient remarqué. Il est vrai que dans Notre-Dame du Nil certains chapitres ( la visite de la reine Fabiola par exemple) sont particulièrement satiriques. Je crois qu`il faut en effet que le lecteur ne soit pas submergé par l`horreur et goûte aussi au plaisir de la lecture. L`humour me donne la distance nécessaire pour continuer à écrire sans tomber dans la souffrance et la folie du survivant.
Mais l`humour, même dans les situations les plus tragiques, est un trait culturel des Rwandais. Les Rwandais le manient avec beaucoup de dextérité: cela fait partie des bonnes manières, de l`élégance. Ils la manient à leur propre égard. La discrétion, la réserve, l`ironie me semblent caractéristiques de notre culture. Cela a pu causer bien des malentendus...
Veronica, Gloriosa, Modesta, Virginia sont autant de jeunes filles différentes qui peuplent votre livre. Sont-elles issues entièrement de votre imagination ou bien vous êtes-vous inspirée de jeunes filles que vous avez connues au Rwanda ?
Et qu`en est-il du personnage de Fontenaille : vous êtes-vous inspirée d`un personnage réel ou est-il totalement inventé pour les besoins du livre afin de démontrer quelque chose sur la présence des européens au Rwanda ?
Mes personnages empruntent forcément des traits à bien des jeunes filles croisées sur mon parcours même si aucun ne correspond à une seule en particulier. Il en va de même pour les autres personnages.
Fontenaille, quant à lui, symbolise les mythes et les élucubrations mortifères que l`anthropologie coloniales et de faux savants ont échafaudé à propos de la soi-disant origine étrangère des Tutsi, allant même jusqu`à inventer pour eux une race spéciale, les Hamites. La fascination de Fontenaille pour le passé fantasmé des Tutsi fut celle de nombreux missionnaires et de soi-disant ethnologues avant de devenir la version officielle de l`histoire du Rwanda vue par la république hutu. Heureusement les historiens africanistes sérieux ont depuis les années 1960 dénoncé et réfuté ces mythes.
Je veux rappeler que Tutsi, Hutu et Twa ne sont pas des ethnies : ils parlent la même langue, n`ont pas de territoire propre, ils vivent les uns à côté des autres, partagent la même culture. Les différences étaient avant tout économiques : éleveurs pour les Tutsi, cultivateurs pour les Hutu. Ces spécialisations n`ont évidemment plus aucun sens aujourd`hui. Nous sommes tous Rwandais et comme le veut la légende tous fils et filles de Gihanga.
Avec votre livre, le lecteur apprend un certain nombre de choses sur la société Rwandaise et son mode de fonctionnement, il se rend aussi compte qu`il n`a qu`une vision sommaire de ce que fut le génocide de 1994. Quel(s) livre(s) indiqueriez-vous pour approfondir l`histoire du Rwanda, notamment le génocide de 1994 ? Pensez-vous que la littérature et en particulier le roman est plus efficace en la matière que le reportage du journaliste ou le travail de l`historien ?
De nombreux livres ont été écrits sur le génocide: témoignages de victimes, livres d`actualité, polémiques. Je pense que mon premier livre Inyenzi ou les Cafards, sans prétendre être un travail d`historien, retrace bien la complexité de la situation politique du Rwanda pendant plus de trente ans depuis 1960 jusqu`au génocide de 1994. Si l`on veut se pencher sur le passé du Rwanda et même l`élargir aux autres pays des Grands Lacs (Burundi, Ouganda), il faut lire le livre de Jean-Pierre Chrétien, L`Afrique des Grands Lacs, Aubier, 2000.
A la fin de votre roman, vous faites dire à l`une de vos héroïnes : "Je reviendrai quand le soleil de la vie brillera à nouveau sur notre Rwanda.". Aujourd`hui pensez- vous que "le soleil de la vie" brille à nouveau au Rwanda ? Y êtes-vous déjà retournée et/ou envisagez-vous d`y retourner un jour ?
Les transformations du Rwanda depuis 1994 sont spectaculaires. À chacun de mes voyages au Rwanda, je suis étonnée par des progrès si rapides. Kigali qui n`était qu`une petite ville maussade est devenue une vraie capitale bourdonnante d`activités et où se dressent des gratte-ciel comme jamais on n`en avait vu ici.
Nyamata avec ses banques et son marché moderne n`a plus rien à voir avec la sinistre bourgade des réfugiés qui se pressait autour de la mission.
Il n`y a que mon village, Gitagata, à six kilomètres de là, qui reste désert comme si on se refusait à habiter un endroit imprégné de ses morts.
Avez-vous déjà réfléchi voire commencé votre prochain ouvrage ? Si oui, pouvez- vous nous en dire quelques mots ?
J`ai entrepris un nouvel ouvrage qui nous ramènera dans le monde colonial des années 1930. Cela me demande un gros effort de documentation. J`espère le mener à bien...
Au lycée Notre-Dame de Citeaux, la bibliothèque était pauvre et très sélective : on ne lisait que « des bons livres » : des histoires de missionnaires, de martyrs, surtout ceux de l`Ouganda, saint Kizito.
J`ai lu quand même quelques classiques :
Les misérables de
Victor Hugo, pas mal d`
Alexandre Dumas:
Les Trois mousquetaires,
Le comte de Monte-Cristo,...
Je me souviens d`avoir lu
Quo vadis de
Henryk Sienkiewicz qui était fortement conseillé par les religieuses.
J`ai quand même lu
L`Etranger d`
Albert Camus, je crois l`avoir acheté au marché de Kigali chez les revendeurs de livres, la plupart volés par les boys à leurs patrons. le prof de français, un français, en parlait beaucoup en cours.
Après le génocide, j`ai lu beaucoup de livres sur la Shoah,
Primo Lévi,
Elie Wiesel...
Si c`est un homme est devenu mon livre de chevet. En parallèle avec
La femme aux pieds nus le livre d`
Albert Cohen,
Le Livre de ma mère, m`a beaucoup touchée.
En cherchant de la documentation sur Richard Kandt, l`explorateur qui a découvert la source de la rivière au bord de laquelle je suis née, la Rukarara, et qu`il considère comme source du Nil, j`ai appris qu`au campement, il lisait
Nietzsche tous les soirs, je me suis plongée dans la lecture du philosophe, je ne sais comment j`en sortirai...
J`ai lu bien sûr les classiques de la littérature francophone :
Aimé Césaire,
Léopold Sédar Senghor,
Camara Laye,
Ahmadou Kourouma et tous mes confrères et consœurs de la collection "
Continents noirs"... Je ne peux le citer tous.
Les phrases qui toujours m`accompagnent :
"Survivre et témoigner sont inextricablement liés"
Primo Levi,
Si c`est un homme
"Pour le survivant qui se veut témoin, le problème reste simple: son devoir est de déposer pour les morts autant que pour les vivants, et surtout pour les générations futures. Nous n`avons pas le droit de les priver d`un passé qui appartient à la mémoire commune.
L`oubli signifierait danger et insulte. Oublier les morts serait les tuerune deuxième fois. Et si, les tueurs et leurs complices exceptés, nul n`est responsable de leur première mort, nous le sommes de la seconde."
Elie Wiesel,
La nuit, pp. 22-23;
Découvrez
Notre-Dame du Nil de
Scholastique Mukasonga aux éditions
Gallimard
Comme chaque mois sur Babelio, nous vous proposons de découvrir quelques adaptations de romans qui sortiront prochainement dans les salles obscures. Au menu ce mois-ci : une aventure touchante au coeur des contrées canadiennes, le plus petit des grands héros sur grand écran, un institut catholique dans le Rwanda des années 1970, un tricheur au pull rayé de retour pour un troisième opus et le cauchemar d'une femme face à un homme invisible...
L'Appel de la forêt de Jack London : https://www.babelio.com/livres/London-Lappel-de-la-foret/491072
SamSam de Serge Bloch : https://www.babelio.com/livres/Bloch-SamSam-tome-1--Une-famille-cosmique-/1137017
Notre-Dame du Nil de Scholastique Mukasonga : https://www.babelio.com/livres/Mukasonga-Notre-Dame-du-Nil/366549
L'Elève Ducobu de Zidrou et Godi : https://www.babelio.com/livres/Zidrou-LEleve-Ducobu-tome-19--Ducobu-eleve-modele-/485509
L'Homme invisible de H.G. Wells : https://www.babelio.com/livres/Wells-LHomme-invisible/8290
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Quand vous vivez un drame aussi terrible, vous n’avez pas de projets. En devenant écrivain, j’ai trouvé une porte de sortie à cette souffrance, et c’est devenu mon confort. J’ai commencé à vivre quand j’ai couché ce poison sur le papier. La littérature est la meilleure des thérapies.
interview "camiondesmots"
La pluie pendant de longs mois, c'est la Souveraine du Rwanda, bien plus que le roi d'autrefois ou le président d'aujourd'hui, la Pluie, c'est celle qu'on attend, qu'on implore, celle qui décidera de la disette ou de l'abondance, qui sera le bon présage d'un mariage fécond, la première pluie au bout de la saison sèche qui fait danser les enfants qui tendent leurs visages vers le ciel pour accueillir les grosses gouttes tant désirées, la pluie impudique qui met à nu, sous leur pagne mouillé, les formes indécises des toutes jeunes filles, la Maîtresse violente, vétilleuse, capricieuse, celle qui crépite sous la bananeraie comme ceux des quartiers bourbeux de la capitale, celle qui a jeté son filet sur le lac, a effacé la démesure des volcans, qui règne sur les immenses forêts du Congo, qui sont les entrailles de l'Afrique, la Pluie, la Pluie sans fin, jusqu'à l'océan qui l'engendre.
Toutes les nuits, mon sommeil est traversé du même cauchemar. On me poursuit, j'entends comme un vrombissement qui monte vers moi, une rumeur de plus en plus menaçante. Je ne me retourne pas. Ce n'est pas la peine. Je sais qui me poursuit... Je sais qu'ils ont des machettes. Je ne sais comment, sans me retourner, je sais qu'ils ont des machettes...Parfois aussi, il y a mes camarades de classe. J'entends leurs cris quand elles tombent. Quand elles...A présent, je suis seule à courir, je sais que je vais tomber, qu'on va me piétiner, je ne veux pas sentir le froid de la lame sur mon coup, je...
Je me réveille. Je suis en France. La maison est silencieuse. Mes enfants dorment dans leur chambre.
(incipit)
Un diplôme tutsi, ce n’est pas comme un diplôme hutu. Ce n’est pas un vrai diplôme. Le diplôme, c’est ta carte d’identité. S’il y a dessus Tutsi, tu ne trouveras jamais de travail, même pas chez les Blancs. C’est le quota.
Mais, nous, qu'est-ce que nous allons devenir ? Un diplôme tutsi, ce n'est pas comme un diplôme hutu. Ce n'est pas un vrai diplôme. Le diplôme, c'est ta carte d'identité. S'il y a dessus Tutsi, tu ne trouveras jamais de travail, même pas chez les Blancs. C'est le quota.
Tu te souviens de ce qu'on nous racontait au catéchisme : toute la journée, Dieu parcourt le monde mais, chaque soir, il rentre chez lui au Rwanda. Eh bien, pendant que Dieu voyageait, la Mort lui a pris sa place, quand il est revenu, elle lui a claqué la porte au nez. La mort a établi son règne sur notre pauvre Rwanda. Elle a son projet : elle est décidée à l'accomplir jusqu'au bout.
« La femme aux pieds nus, elle fait le portrait vivant d'une Mère Courage au cœur de l'Afrique et qui donne son cœur pour que vivent ses enfants ».
« Maman, je n’étais pas là pour recouvrir ton corps et je n’ai plus que des mots pour accomplir ce que tu avais demandé. Et je suis seule avec mes pauvres mots et mes phrases, sur la page du cahier, tissent et retissent le linceul de ton corps absent ».
Heureux le professeur qui a le bonheur d’enseigner au Rwanda ! Il n’est pas d’élèves plus calmes, plus dociles, plus attentifs que les élèves rwandais.
La ministre souligna que le Président, soutenu par le peuple majoritaire, travaillait sans relâche au développement du pays, impossible sans le concours des femmes dont l’éducation, selon la morale chrétienne et les principes démocratiques, était l’une de ses priorités.