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Deux mètres dix de Jean Hatzfeld
- Vous ne buvez pas de lait ? - Du lait de jument, on l'appelle koumis. Tu aimes le lait ? - J'en ai beaucoup ingurgité. Jusqu'à la fin ... Du lait de jument ? Mon Dieu, je n'aurais même pas pensé à regarder en dessous si elles en donnaient. - Tu vas t'y mettre. On le boit comme une médecine magique. Il commence par rincer les entrailles, donc ne pas s'éloigner des toilettes le premier jour, puis il fortifie le sang. Combat les virus et autres saloperies. Quand il est bien fermenté, il purifie l'âme. - Il donne de la vigueur aux hommes ? - Bien deviné ! Les guerriers kirghizes en buvaient en chargeant au galop . Et personne dans l'Histoire ne les a jamais battus. Pas même Gengis Khan. - Tu en prenais avant les compétitions ? Tatiana rit : - Tous les matins, pendant les stages et les concours. En cachette dans les toilettes, bien sûr. Les Soviétiques déportaient en Sibérie ceux qu'ils soupçonnaient de se livrer à des rites chamaniques. Ils préféraient les pilules. - Les pilules ? - Pas chez vous ? Allons, allons. Je vais au village. Tu m'accompagnes ? Sue enfila un manteau et une écharpe suspendus dans le couloir. - C'est parti ! Quand les deux femmes entrèrent au Song Kul Restaurant, elles comprirent que le chapeau en feutre blanc brodé de vert et les bottes fourrées que Sue venait de s'offrir au bazar ne la protégeraient pas de la curiosité lisible dans les regards qui s'attardaient sur sa silhouette blonde. La vaste salle, où flottaient fumées de cigarette et de grillades, était remplie de maquignons revenus de la foire aux moutons. On leur fit une place à table et apporta une carafe de vodka avant même que Tatyana eût commandé des assiettes de riz sauté au pois chiches. - Je pourrais être russe ou ukrainienne, s'étonna Sue. - Elles ne portent pas notre chapeau, dit Tatyana. Elle levèrent leur verre en direction des voisins pour accompagner le premier toast donc Sue devina le motif. Sur le chemin du retour, on aurait pu croire les deux femmes en difficulté, qui zigzaguaient et glissaient, trébuchaient parfois sous leurs achats, mais il n'en n'était rien. Elles chantaient. Tatyana dégagea un trou dans un grillage pour couper à travers le jardin du Musée régional. Dans le clair-obscur, au milieu d'une allée, se dressèrent des silhouettes en bronze. - Messieurs dames, bonsoir, dit Sue qui se planta devant la première. Vladimir Illitch Lénine ! Je n'y crois pas, vous êtes terribles ! Vous gardez encore un truc pareil ?! - On l'aime bien. Il n'a pas voulu de mal aux Kirghizes. - Et cette dame ? Elle porte une si magnifique coiffure ! Téméraire, non ? - Kurmanjan Datka, la Reine des montagnes, elle est restée invaincue à la tête de son armée contre les khans et le tsar. C'est une rebelle comme nous en raffolons. - Lui ? Quel coup ! Il a une superbe tête aussi, ses moustaches ne gâchent rien ! Un autre guerrier des montagnes ? - Notre double champion olympique, Montréal, Moscou. Il s'appelle Chabdan Manas Orozbakov. Haltérophile. L'homme le plus fort du monde. Cinquante-trois records mondiaux. Il a soulevé 261 kilos. Né dans notre vallée, un peu plus bas, il est de chez nous. - Waouh ! Il est très beau. Aujourd'hui ministre, acteur ? - Goulag, Sibérie. Déporté durant les Jeux de Moscou. Il a agité notre drapeau indépendantiste sur le podium. On l'a tué dans une forêt, là-bas. - Aïe ! Je suis désolée. Tué, mon Dieu ! Tu le connaissais ? - Je l'ai rencontré aux stages d'entraînement olympique. Entre Kirghizes, on se tenait chaud, il se voulait très kirghize. Mais gamine, je l'avais vu lutter le kourash à Kochkor, il avait gagné. Jeune, mais déjà très populaire, notre chouchou. Son père a été fusillé près d'ici, plus haut dans la montagne. Lui par Staline, c'était une personnalité très écoutée, une génération avant. - Tu l'aimais beaucoup, j'imagine. - Je l'aime encore, comme tout le monde. A plus de cinq mille mètres d'altitude, là-haut, les bergers t'en parleraient avec de la gratitude dans la voix. - Pour son courage ? - Et son insoumission. + Lire la suite |