Corbin le dit aussi : à Paris, les ouvrières, blanchisseuses, couturières ou fleuristes ne gagnent pas suffisamment pour vivre de leur salaire et se vendent occasionnellement. James Tissot ou Pascal Dagnan-Bouveret en témoignent. Beaucoup de ces grisettes cherchent un monsieur de la bourgeoisie qui leur assurerait un quotidien plus doux. Zola l'écrit dans Au Bonheur des Dames : certains métiers sont saisonniers et expliquant ce type de comportement. Les peintres qui osent montrer cela sont assez rares, et la présence d'un Tissot dans ces rangs est d'autant plus surprenante qu'il est le peintre de la bourgeoisie et de ses mondanités, à l'instar de Béraud.
De la pierreuse à la petite employée, prostituée occasionnelle

Dans cette exploration permanente de l'accord parfait entre espace et couleur, Bonnard peint vers 1912-1913 ses premières salles à manger qui sont à la fois des intérieurs et des paysages. La pièce de plain-pied et le jardin verdoyant donnent lieu à de multiples variations, avec ou sans figure, et à une étude toujours ténue de la lumière. La nature s'invite à l'intérieur de l'espace peint. La porte-fenêtre devient le symbole d'un espace qui ne fait plus qu'un et que le peintre transpose par une palette de couleurs allant jusqu'à l'ultraviolet. Plus tard, au Cannet, ce "continuum coloré" sera porté avec un lyrisme inégalé. Dita Amory parle de "périphéries perméables de l'espace infini" dans ces tableaux où l'articulation dans l'espace entre la porte-fenêtre et la présence/absence de l'homme, associés à la saturation de la couleur, jouent des rôles essentiels et interpénétrants ; ils complexifient un sujet apparemment banal et évitent toute lecture "confortable" du tableau.
"La nature comme religion", p.52
Même si la prostitution recouvre un réalité ancienne et des situations très diverses, le XIXème siècle se distingue par une forte augmentation de l'ampleur du phénomène et une tentative de réglementation avec les maisons closes. En réalité, les bordels sont de véritables prisons et n’assurent pas plus la santé physique que mentale des femmes. La deuxième moitié du siècle les voit s'en échapper et investir rues, cafés et salles de spectacles.
De l'enceinte sacrée à la fosse d'aisance

Même si tous les historiens de l'art ne sont pas d'accord, on peut voir dans le regard de Lautrec une grande empathie pour les prostituées. Il ne s'intéresse pas seulement aux corps nus et suggestifs, mais montre surtout les moments de vie entre filles, quand le client n'est pas là. On les voit manger ensemble au réfectoire, discuter tranquillement entre elles, faire une partie de cartes. D'un côté, les corps au travail, jouant leur rôle de séduction, de l'autre des corps au repos, relâchés ou en train de se préparer pour l'arrivée du client. L'atmosphère est souvent tranquille et douce, parfois morose et lugubre. L’artiste était un habitué de quelques maisons closes dans le quartier de l'Opéra, celle de la rue des Moulins en particulier, et on sait qu'il était autorisé à faire partie du quotidien des filles.
D'autres peintres, comme Munch ou Picasso dans certaines toiles, ont ce même regard empathique. Dans Mélancolie ou La femme au fichu, Picasso représente une prostituée de la prison Saint-Lazare (que l'on reconnaît au bonnet qu'elle porte) et nous fait sentir toute la solitude de la jeune femme aux traits émaciés, au corps recroquevillé sur lui-même. Munch quant à lui, dans Noël au bordel, propose la vision étonnante d'une maison de tolérance à l'atmosphère presque familiale et douillette, avec le sapin en arrière-plan et cette femme qui lit, une cigarette à la main. Dans L'Allée, il donne à voir une très jeune fille, dont le corps nu est livré en pâture à ces bourgeois habillés et portant haut-de-forme qui l'entourent - comme si l'aisance matérielle leur donnait le droit d'en détourner la vertu.
Entretien avec Isolde Pludermacher

La peinture métaphysique, dont les débuts remontent à 1910, est la première manifestation du retour à l'ordre. Cette parenthèse peut être divisée en deux phases : la première (1910-1914), dont le protagoniste est De Chirico, et la seconde (1915-1920) qui voit le jour à Ferrare suite à la rencontre artistique entre De Chirico et Carrà, auxquels se joignent Savinio, Morandi, De Pisis et Sironi. Bien qu'il n'y ait pas eu de manifeste métaphysique, ce mouvement se caractérise par plusieurs principes esthétiques. En ce qui concerne l'organisation constitutive des œuvres de De Chirico, les tableaux présentent souvent une perspective volontairement erronée avec de multiples points de fuite incongrus qui créent un sentiment de confusion. Ses œuvres décrivent une réalité qui dépasse les apparences sensibles, par le biais d'associations oniriques et mystérieuses a priori incompréhensibles. Les scènes décrites, impossibles à situer temporellement, sont comme hors du temps. Si De Chirico réalise un grand nombre d'autoportraits, les figures humaines apparaissent le plus souvent dans ses œuvres sous la forme de statues, de mannequins ou d'ombres, comme dans Les Archéologues.
Peinture métaphysique : voir au-delà du réel
Il est d'ailleurs souvent bien difficile de reconnaître Marthe, dont tous ont relevé l'éternelle jeunesse au fil des œuvres. La ressemblance n'est pas le propos du peintre. Il semble même assez vain de gloser sur le regard qu'il pose sur sa compagne, car il n'est pas l'éternel amoureux transformant sa muse en Vénus toujours jeune, mais un homme qui réfléchit en termes de peinture. Le récit de leur histoire commune ne saurait tout expliquer : la femme de plus en plus jalouse, exclusive, éloignant de son compagnon toute présence autre que la sienne n'apparaît pas dans les tableaux qui lui sont consacrés.
"Marthe", p.44
La prostituée apparaît sur la scène littéraire dans la seconde moitié du IVème siècle av. J.-C. Dès cette époque, deux visions diamétralement opposées du personnage se confrontent, qui se retrouveront tout au long du XIXème siècle : d'un côté la figure de misère et d'innocence profanée ; de l'autre, une figure de luxure, toute-puissante et dangereuse. Entre ces extrêmes, les déclinaisons semblent infinies, portées sur la variété des fantaisies et des fantasmes masculins, et prétexte à des considérations générales sur LA femme. En 1892, Octave Mirbeau déclare dans son journal que la femme "n'est pas un cerveau, elle est un sexe, rien de plus".
Le regard des écrivains

À vouloir raconter des histoires contemporaines, les photographes prenaient plus de risque que les peintres. Lorsque Robinson exposa deux photographies montrant une femme atteinte de tuberculose sur son lit de mort, Fading Away (S'éteignant) et She Never Told her Love (Elle n'avoua jamais son amour), il fut vivement critiqué : la photographie était considérée comme un médium trop réaliste pour des sujets si douloureux. Toutefois, ces images furent également jugées à partir des talents expressifs des modèles, des décors et des costumes choisis, autant d'éléments qui leur conféraient vie et authenticité. À cet égard, les modèles et les accessoires utilisés dans Fading Away valurent éloges à Robinson.
La réalisation de ces images narratives complexes mena les photographes à concevoir de nouvelles techniques. Robinson combina souvent plusieurs négatifs pour réaliser les larges plans que nécessitaient se sujets. La photographie She Never Told her Love, bien qu'exposée séparément, était au départ une étude pour l'un des négatifs qui composent Fading Away. The Lady of Shalott, un tirage-composite réalisé par le même Robinson, inspiré du poème de Tennyson, fut presque unanimement salué comme un tour de force photographique. Bien que mettant en scène une femme au seuil de la mort, il ne provoqua pas la même réaction que Fading Away, car le thème en était imaginaire, issu de la littérature. De nombreux critiques notèrent ses qualités préraphaélites ; on trouvait que Robinson "avait dans son rendu la manière poétique et surannée des préraphaélites". Le tirage-composite toutefois remit en cause le statut de la photographie en tant que médium de la vérité, et de nombreux commentateurs jugèrent la technique inappropriée. Les photographes de leur côté firent valoir que cela leur permettait, comme aux peintres, de sélectionner certains détails, puis de les associer dans un tout unifié.
Raconter des histoires...
Fading Away :
https://urlz.fr/9yv3
She Never Told her Love :
https://urlz.fr/9yv4
The Lady of Shalott :
https://urlz.fr/9yv5
A l'instar des pointillistes français, les divisionnistes italiens s'inspirent des recherches scientifiques sur la perception des couleurs et de la lumière. Pour eux toutefois, cette esthétique n'est pas une fin en soi mais un moyen de "rendre l’œuvre plus efficace" pour traduire des sujets évoluant entre réalité et symbolisme.
"Plus que des tableaux, des visions", telles étaient qualifiées par Victor Hugo les eaux-fortes de Charles Meyron. Si les Eaux-fortes sur Paris conservent le souvenir nostalgique d'un Paris pré-haussmannien, elles portent aussi les stigmates d'une imagination maladivement romantique. Ces visions urbaines résultent d'un usage maîtrisé et original du dialogue du noir de l'encre et du blanc du papier auquel le graveur donne de l'importance pour créer une luminosité aveuglante, plus lunaire que solaire. L'atmosphère étrange qui enveloppe la ville appelle le surnaturel qui s'immisce parfois sous la forme de chimères naturellement intégrées à la topographie parisienne. Ces irruptions fantastiques, déroutantes pour les contemporains prompts à pointer du doigt les désordres psychiques de l'artiste, sont désormais considérées comme la part irréductible de génie du graveur.
Article "Paysages hantés"