Témoignage de Marie de Noailles
Je les [ses parents] sens désemparés, incapables de me soulager. Le monde entier m'agresse. Je me coupe en deux. Je suis Marie, enfant aimée de parents aimants, enfant protégée par des parents protecteurs. Je suis Marie, égratignée de mille petits riens. Pourquoi suis-je aussi anxieuse alors que ma vie est amour et abondance? Pourquoi suis-je malheureuse? Noyée de confort et de certitude, je ne connais que le manque.
Bien avant ses pairs, Geberovich avait compris que le sevrage était l'étape la plus commode à obtenir car il suffisait de le forcer, mais que la guérison, en revanche, exigeait un changement de vie radical, un bouleversement à accompagner minutieusement.
Le 8 mai 1975, je vois le jour, moi, Marie Alicia Eugénie Charlotte Blandine, seconde fille du duc et de la duchesse de Noailles. Trente ans plus tard, je choisis la vie. Je m’arrache à l’alcool, à l’herbe, à la cocaïne, à ces dépendances qui, depuis quinze ans, me possèdent et me consument. A moi la libération.
Le 29 mars, date de mon retour parmi les vivants, où que je sois, je m’agenouille et je prie Dieu, dont je ne suis pas sûre de connaître le nom. Je m’appelle Marie, j’ai deux anniversaires et une seule vie. Que j’ai failli perdre et choisi de me sauver. Je suis née deux fois.
Première réunion. Un thérapeute nous compte à voix haute: "Un,deux, trois, quatre, vous êtes dix. Si vous continuez la came, trois d'entre vous crèveront. Trois vont y laisser leur peau. Donc, soit c'est foutu pour vous, soit vous essayez de vous en sortir. Vous avez le choix entre trois solutions: la prison, la morgue ou les institutions comme la nôtre. Qui veut crever? Qui veut s'en tirer?" Il quitte la salle. Il n'a rien ajouté pour nous rassurer ou nous encourager, il s'éloigne. Je ne ressens rien, abasourdie par sa claque.
Forte est la vie quand rien ne s'oppose à ce qu'elle blesse et console, à ce qu'elle comble et ôte, à ce qu'elle égratigne et caresse. Quand elle est vécue sans le mortel subterfuge des drogues.
La lecture de Drop the Rock, un ouvrage écrit par un collectif de thérapeutes, me bouleverse. Ce livre, non traduit en français, compare la vie à un sac à dos. Chaque épreuve l'alourdit d'une pierre ; un deuil, une perte, une meurtrissure, un échec, autant de "rocks" qui s'accumulent au fond du sac. Si je marcheur n'apprend pas à saisir chaque caillou de l'existence et à le reposer au bord du chemin pour continuer sa route, s'il ne sait pas travailler et tenir à distance ses traumatismes, le sac l'écrasera, son poids l'empêchant d'avancer. C'est là que poindra la tentation de s'en remettre à une drogue. Un verre, un comprimé, une seringue, et le sac s'allège, se dissout, s'envole. Il disparaît. J'essaie de comprendre quel 'rock" m'a fait à l'âge de quatorze anss trébucher au point de fumer un joint [...]. Et si c'était moi, moi seulement, moi la Marie sensible, émotive, maladivement désireuse d'être aimée et persuadée toujours de ne l'être pas assez et certainement moins que les autres ? Je comprends que je suis on propre caillou. Je suis le rock qui alourdit mon sac. [...] Ma faiblesse émotionnelle m'a conduite jusqu'à la drogue. C'est elle, c'est moi? L'addiction peut être maîtrisée par le sevrage, la vulnérabilité demeure. Enorme caillou que je dois transformer.
Je progresse. Une lumière se fraie un chemin. [...] Je sens que je reviens m'habiter.
Je passe plusieurs soirées, assise à la table de la pièce commune, pour parvenir à rassembler mes hontes, que ma mémoire avait consenti à stocker dans le dernier de ses tiroirs afin, brave fille, de m'épargner un peu. Ma recension est atroce. En la relisant à voix basse, je mesure ce que je me suis infligée et me prends à m'en vouloir de m'être à ce point maltraitée. Pourquoi m'avoir fait subir ce que je n'imposerais pas au pire de mes ennemis?
Divine cocaïne. Elle euphorise et fortifie, elle embellit, elle efface la fatigue et aiguise le regard. Généreuse poudre qui diffuse la magie pendant quatre jours, parfois cinq. (…) Plaisirs orgiaques. Vite vite, avant que les mâchoires ne se mettent à grincer, que les muscles ne se raidissent et que l’excitation ne s’engourdisse. Soudain, il fait très froid dans la chambre.
Personne ne sait ce qu'est un "si besoin", l'infirmière ne l'explique pas. J'ai bien envie d'essayer Un cachet que je ne connais pas, un cachet qui fait du bien, un cachet qui berce, câline, promène, et qu'on pme tend sans que je doive céder, risquer ou supplier pour l'obtenir. Un cachet pour un Ibiza tout doux. Je me compose le visage qui convient et j'invente une crise d'angoisse, les yeux baissés sur mes bottines. L'infirmière, contente d'avoir trouvé preneur, me donne un "si besoin" sans me poser de questions. Je l'avale d'un coup. Mon esprit s'engourdit, il ralentit, je m'asseois, voilà qui est bien. Je demanderai souvent des "si besoin". Un silence épais enveloppe la pièce, on dirait que nous flottons en apesanteur.
Oui, il est un chemin, douloureux, mais possible. Car nous les addicts sommes doués d'une énergie phénoménale, nous pouvons choisir d'utiliser notre force démente à autre chose que la came. Passer de la dépendance à la sobriété, c'est accepter de transformer une puissance négative en une gigantesque force positive; L'énergie demeure.
Je suis psy comme je fus addict. Totalement, follement. Avec mes patients, je pars à la guerre. Jour et nuit, toute la semaine, l'hiver, l'été, le soir, l'aube. Je me tiens à leurs côtés. Je les félicite, j les console, je leur donne la main. Tous, je les comprends [...]. Leur enfer, j'y étais.