La mauvaise habitude - Alana S. Portero
Je n’étais qu’une tapette amère de plus, une autre transsexuelle vaincue trop tôt que personne ne voulait ni n’aurait su aider, une autre travestie tragique, une nouvelle et énième histoire sans importance. De la chair pour voie de métro. Cette année-là, ce fut la première fois que je songeais sérieusement à me faire broyer sous les roues en métal.
Je n'avais pas encore appris que la violence machiste s'exerce indépendamment de ce que les femmes font ou renoncent à faire.
On n'a pas d'âge lorsqu'on rit de bon cœur, car toute notre vie nous rions de la même façon, et à notre expression on peut deviner la petite fille que nous avons été ou la vieille dame que nous serons.
Les mères de mon quartier ne prenaient pas leurs fils morts dans les bras comme les Pietà de la Renaissance. Elles se tenaient voûtées au-dessus leurs corps, les yeux boursouflés, hurlant et bavant.
Les remords et la retenue viennent avec la décrépitude, comme l'égoïsme, quand on se met à habiter l'envers de sa vie et qu'on a compris que presque rien de moche ne nous sera épargné.
Mon premier baiser s'était accompagné d'un prologue, la soudaine réminiscence de toutes les histoires horribles que j'avais vécues ou entendues concernant les personnes telles que moi. Ils et elles étaient là avec moi, invisibles et figés, ceux et celles qui avaient survécu, ou pas. J'ai vu le beau Daniel, le fils du cordonnier, j'ai vu Alicia, une fille fabuleuse qui jouait souvent au foot sur les terrains du quartier avec un maillot du Rayo Vallecano et qui riait très fort quand elle marquait un but. Un rire franc et libre impossible à oublier. Elle s'est fait virer de chez elles à quatorze ans quand elle a été surprise à enlacer une autre fille devant son immeuble...J'ai aussi vu Benjamin, un cousin au troisième ou quatrième degré, danseur et acteur en puissance, magnifique comme un grand félin, tabassé par son père et ses frères qui l'accusaient d'être pédé, jusqu'à ce qu'il ne reste de lui qu'une pauvre créature tremblante et alcoolique qui disparût de notre quartier un soir d'été à l'âge de dix-sept ans.
Ce n'était pas juste d'arriver à ce moment si spécial de la vie, celui du premier baiser, avec un tel poids. Notre vie n'était pas comme celle des autres et ne le serait jamais. Une procession interminable de fantômes allait nous accompagner tout au long de la route et nous regarderait d'un air affligé à chacun de nos pas.
J'ai compris que les filles conservent toujours une dette envers leur mère, que nous ne pouvons pas leur rendre ce qu'elles nous donnent ou ce que nous en gardons parce que cela ne marche pas ainsi. Notre mission est de transmettre ce que nous avons reçu à d'autres, quelles qu'elles soient. J'ai appris que la généalogie, qui est un héritage d'amour, ne fonctionne qu'en cascade.
La femme en toi, la vraie, reste prisonnière de murs étroits et elle va s'asphyxiée, toi tu dégages, ma cocotte, tu dégages. Personne ne saura te sauver. L'autre, il ne vaut rien, celui avec sa chemise et sa voix grave, il n'a pas d'âme à l'intérieur, c'est un mort vivant.
Je haïssais la gravité à laquelle mes secrets m'obligeaient. Tout ce qui avait à voir avec mon identité, lorsque je m'entraînais à en parler, ressemblait à l'aveu d'un crime ou d'un péché impardonnable.
Avoir grandi avec le langage de la culpabilité disséminé un peu partout comme seule et unique manière de se référer à la vie trans était décourageant. La découverte de soi-même devrait être un motif de célébration ; l'abandon officiel d'un espace vital minuscule et suffocant devrait s'accompagner d'embrassades et de soulagement. (p. 125-126)
Les ouvriers ne furent jamais considérés autrement par le franquiste que comme des bêtes de somme à parquer en périphérie.
Cet abandon généra dans le quartier une conscience de classe que les autorités de la transition démocratique décidèrent de brimer jusqu'à la fin des années soixante-dix, puis durant toute la décennie suivante, avec des seringues d'héroïne presque gratuites.
La drogue fut la dernière forme d'exécution sommaire de dissidents commise par un régime qui avait trouvé ainsi la manière de perdurer.