Alee Toad

Je détourne mon visage du regard de Jason alors que les larmes me montent aux yeux, larmes qui n'ont rien à voir avec la douleur physique. C'est un nouveau coup, mental cette fois, qui me tombe dessus et me fait souffrir. Un rappel de pourquoi je ne pourrai pas m'accrocher à lui, parce que je ne peux même pas le laisser me toucher, parce qu'un simple frôlement sur mon visage m'a foutu une peur bleue simplement parce que je ne l'ai pas vu venir et n'ai pas pou anticiper. Quel genre d'homme voudrait être avec une femme qu'il ne peut même pas approcher sans qu'elle sursaute ?

― Les portes !

― No hablo frances ! je m’amuse alors que les portes se ferment.

― The door, merde… puerta ?

Il arrive juste à temps pour retenir les portes alors que je n’ai pas fait un seul geste pour les arrêter. Je cache mon sourire en m’enfonçant au fond de la cabine alors qu’il me tourne finalement le dos. J’espère qu’il ne va pas essayer de me faire la conversation en espagnol, car je viens de lui dire la seule phrase complète que je connaisse dans cette langue. Avoir appris le français en même temps que Travis est suffisant pour moi. Alors que l’ascenseur entame sa montée, mon téléphone se met à sonner, je le sors de ma poche et découvre le nom de Travis qui s’affiche. Je me mords la lèvre avant de répondre.

― Holà !

― Tu te mets à l’espagnol maintenant ? m’interroge mon ami, curieux.

― Sí.

Travis soupire et rit avant de me demander où je suis. Mon regard remonte sur l’homme immobile devant moi — m’arrêtant un instant sur ses fesses mises en valeur dans son pantalon sombre. Si je réponds en français, il va forcément comprendre que j’ai fait exprès de ne pas retenir les portes. Tant pis, je m’en fiche, après tout, j’avais le droit de vouloir être seule dans cet ascenseur.

― Calme-toi, je suis dans l’ascenseur, j’arrive.

Comme je l’avais présagé, l’homme devant moi se retourne aussitôt, et je lui offre mon plus beau sourire.

Numéro inconnu : J’ai oublié de te préciser que je viendrais te chercher chez toi demain. Bonne nuit. Éric

Pratiquement personne n’a mon numéro et ça m’arrange. Comme ça, je ne suis jamais dérangée. Mais maintenant qu’Éric l’a, je sens qu’il va en profiter.

Amber : Je pensais que tu voulais mon numéro en cas d’imprévu ? Je me doutais bien que tu viendrais me chercher, pas besoin d’un message. Je devrais me venger de Travis, il a mauvaise influence sur moi, j’ai été trop gentille en acceptant si facilement de te donner mon numéro. J’espère que tu t’es occupé de ton petit problème. Bonne nuit.

Mon téléphone sonne de nouveau à peine quelques minutes plus tard. Moi qui voulais me dépêcher de parler à Travis pour me coucher rapidement, c’est raté.

Éric : Ça aurait pu devenir un imprévu si on ne savait pas où se retrouver. L’obliger à assister à une séance de dédicaces que je tente d’organiser avec lui depuis des mois pourrait être une bonne revanche ? J’ai laissé mon GROS problème se résoudre de lui-même. Une fois ton corps et tes yeux aguicheurs hors de ma vue, et tes lèvres parfaites loin des miennes, ça n’a pas été trop dur.

Je souris avant de m’installer plus confortablement au fond de mon lit pour lui répondre.

Amber : Je ne me mêle jamais de son boulot, débrouille-toi pour ça. Et c’est toi qui me dévorais du regard, toi qui ne cessais de poser tes lèvres sur les miennes ! Tu étais le seul responsable de ton état. « Ça n’a pas été trop DUR. » Vraiment ? C’est le mot que tu choisis d’utiliser dans ce contexte ?

Un sourire ne quitte pas mes lèvres alors que j’attends sa réponse impatiemment. Je ne me rappelle pas la dernière fois où je me suis amusée à envoyer des textos comme ça à un homme. J’ai l’impression d’être une ado qui attend la réponse de son crush, et qui espère qu’il lui demande de sortir avec lui. Mais moi, je n’attends pas vraiment une invitation au ciné où on pourrait se peloter en douce. Non, moi j’attends qu’il m’invite dans son lit. Ou qu’il me rejoigne dans le mien. Au choix.

Éric : Tu ne vas même pas me donner d’idées pour le faire accepter ? Et est-ce que tu me crois si je te dis que je n’ai vraiment pas fait exprès d’utiliser ce mot ? Tu as vraiment les idées mal placées ;)

Ah, Paris ! Cette ville magique ! On m’a toujours dit que c’était la capitale de l’amour, de la culture et de la mode. Cela m’a toujours fait rêver ! Mais j’ai vite déchanté quand j’y ai emménagé il y a six mois. Je crois que sur la brochure, on a oublié de me prévenir que c’est aussi, et surtout, la capitale de la pollution, de la mauvaise humeur et des merdes de chiens !

― Ce n’est pas possible, c’est un ours qui a chié ça, pas un chien ! je m’exclame en évitant la bouse devant moi.

Marie, la petite amie de mon meilleur ami, accessoirement devenue ma meilleure amie au fil du temps, se marre sans pour autant me contredire. Je continue d’avancer, faisant attention à tous les obus devant moi, je parle autant des merdes de chiens que des seins à moitié sortis de toutes les femmes qui se trimballent avec un décolleté plus long que la taille de leur short. Je me décale soudainement sur la droite, bousculant Marie au passage pour éviter une longue traînée de merde devant moi : quelqu’un n’a visiblement pas eu de chance en marchant dedans et en glissant ; j’éclate de rire en m’imaginant la scène. J’aurais tellement aimé assister à ça. Marie me fixe un instant, secouant la tête, un sourire aux lèvres, tandis que Trevor rit avec moi dans sa poussette sans savoir pourquoi. Ce morveux de deux ans est l’homme de ma vie, toujours à rire avec moi à n’importe quel moment, peu importe la raison, en se foutant totalement du regard des gens. Un homme de mon âge ne supporte pas ça, alors je suis fière de rester célibataire et de faire en sorte que mon filleul continue à se foutre des autres autour de lui. Quand il a terminé de rire, je finis par lui demander :

― Trevor, honey, comment dit-on merde en anglais ?

Je pense que Travis ne fera rien, je suis sûre qu’il n’est pas le genre d’homme à embrasser une femme mariée. Et je pense aussi qu’il sait que je ne le laisserais pas faire de toute façon. C’est un homme attirant, autant physiquement, qu’intérieurement, mais jamais je ne tromperais Nathan. Même si la vie avec lui est de plus en plus difficile, je ne pourrais pas le trahir. Mais je reconnais que depuis que j’ai commencé à parler avec Travis, j’ai de plus en plus envie de recommencer à vivre, et la question sur le futur que j’ai avec mon mari commence à se poser. Travis me regarde toujours, souriant, mais comme je l’avais pressenti, il ne tente rien.

J’attends.
J’attends que la douleur commence à s’estomper.
J’attends d’avoir la force mentale de me lever.
J’attends d’avoir le courage de claquer la porte et ne plus jamais le revoir.
J’attends.

C’est grâce à lui que je me sens comme ça, que je me sens à l’aise dans son appartement, c’est parce qu’il était là avec moi. C’est parce qu’il était là au poste que je ne me suis pas totalement effondrée et que j’ai continué. C’est parce qu’il est là maintenant que je ne suis pas totalement en train de paniquer. C’est auprès de lui que je me sens bien, même si je ne comprends pas comment c’est possible.

C’est tout de même un auteur que j’admire depuis des années ! J’aime la plume de Mr Sivart, ou plutôt Travis, depuis le premier livre que j’ai lu de lui. Une à une, ses histoires m’ont permis de m’évader de mon quotidien, d’ignorer pendant quelques instants que ma vie est si loin de celle que je m’étais imaginée. Dans tous ses récits, les personnages traversent des moments difficiles, un drame, un deuil… Et pourtant, même quand tout nous donne l’impression qu’ils ne s’en sortiront jamais et que le happy end n’est pas fait pour eux, Travis renverse les choses d’une façon totalement inattendue. Prouvant qu’il est possible de s’en sortir même quand on pense être au plus bas. C’est la raison pour laquelle je l’admire, lui, et ses œuvres. Le fait de penser que moi aussi je peux m’en sortir, que tout peut changer pour Nathan et moi, et que je sois à nouveau heureuse. Maintenant que je l’ai rencontré, j’aime d’autant plus le fait qu’il soit simple et qu’il a visiblement les pieds sur terre.

Ce que toi tu ne comprends pas c’est que je donnerais ma vie si je le pouvais pour réparer ce qu’il s’est passé ! Je la donnerais sans avoir à réfléchir si c’était pour te rendre ta vie comme elle était avant, mais tu ne comprends pas, parce que depuis que c’est arrivé tu ne vois que toi ! J’ai tout fait pour te rendre la vie plus facile, j’ai tout abandonné pour m’occuper de toi, j’ai enfoui ma peine au plus profond de moi pour ne pas nous faire souffrir. Tout ça pour toi ! Mais depuis ce jour-là, tu as été un pur égoïste et tu m’en as voulu sans aucune raison. Moi non plus je ne suis plus la même depuis cette soirée, mais je ne dis rien. Et rappelle-toi une dernière chose la prochaine fois que tu décideras de m’accuser : j’ai pris le volant parce que tu avais trop bu ! On est partis aussi tard parce que tu ne voulais pas rentrer plus tôt ! Tu es aussi responsable que moi !

Mon regard est attiré vers sa main qui aligne mot après mot et qui noircit à une vitesse impressionnante la page devant lui. Même à cette vitesse son écriture reste belle et facilement lisible, mais ne voulant pas faire la curieuse, et surtout de peur qu’il le remarque, je n’ose pas essayer de lire ce qu’il peut bien écrire. Je me contente donc d’attraper mon sac posé sous le siège avant et d’en sortir le livre que je suis en train de lire. Je suis rapidement absorbée par mon roman, un auteur dont j’ai découvert les œuvres il y a seulement quelques mois, et dont j’ai dévoré tous les livres depuis. Son dernier, que j’ai entre les mains en ce moment, me fait frissonner et rêver à chaque nouvelle page, comme tous les précédents. Il ne me reste que quelques chapitres avant la fin, et même si tous ses romans ont toujours un happy end, je commence à avoir des doutes sur celui-ci.