André Marois

Les gens se transforment en bêtes féroces quand on s’en prend à leur belle auto chérie.

La propreté extrême est un signe d’obsession mentale.

J’ai dix-sept ans et j’ai l’impression d’avoir expérimenté tout ce qui était à ma portée. Je tourne en rond, mais comment rompre ce cercle quand on ne veut pas fuir? Je ne veux pas me droguer bêtement. Je trouve ça trop facile. Je veux… Je veux quoi?

Mais c’est aussi pour cela qu’on joue à ce genre de jeu. Pour flirter avec le danger et l’accident. Pour tutoyer la mort.

Au début, j’ai fait comme tout le monde. Pour me tester. J’ai essayé les défis à la mode, ceux dont on parle à la radio et sur Facebook, parce qu’ils sont devenus grand public. Ou à cause d’un imbécile qui est mort.

Je n’ai peur de rien. Et je n’ai pas besoin de chandail pour le prouver. Sur YouTube, on peut voir toutes mes expériences. Je me filme et j’imagine aussitôt mes futurs spectateurs qui frémissent. Ils ont la chienne à ma place. Ils doivent mettre la main devant leur bouche en ­suppliant leur écran d’ordinateur: «Oh non, fais pas ça!» Ils ferment les yeux en pensant: «Je peux pas voir ce qui va se passer», «Je suis pas capable». Mais je sais qu’ils finissent par tout regarder entre leurs doigts, du début à la fin. Ou bien, ils demandent à leurs copains comment ça se termine. «Alors, il s’en sort ou pas?»

En tout cas, c’est ce que certains écrivent dans leurs commentaires. Les gens sont des voyeurs. Et moi, je suis si jeune. Je n’ai pas un physique de bûcheron. Je suis imberbe. J’ai l’air si vulnérable.

Mais je ne le suis pas.

La preuve: je suis encore là pour vous raconter mon histoire.

Peur de rien

T’as vu ce qui est écrit derrière mon chandail?

Dans mon dos, c’est marqué IMPROVISATION.

Parce que je fais ça dans la vie: j’improvise. Mais pas n’importe quoi. Je fais partie de l’équipe de mon école. On a des entraînements, de la préparation. On en affronte d’autres dans une ligue, à travers tout le Québec. On est pas mal bons. Le truc en impro, c’est d’avoir des réflexes affûtés. Ton cerveau doit être plus rapide que toi. Dès qu’on te donne un sujet, tu sais ce que tu vas raconter et comment tu vas le jouer. Ça doit aller très vite. Quels que soient le type d’improvisation, le style et le nombre de joueurs, tu dois être capable de sauter sur la glace. Ton texte, c’est toi qui l’écris petit à petit, en réaction aux autres. J’adore ça. Tu ne peux pas tricher. C’est comme si t’étais tout nu sur scène, sans artifice.Ça, c’est quand je joue en équipe. Si je me plante, ce n’est pas si grave, mes copains peuvent rattraper mes moments de faiblesse.

Quand je suis seul, en mode YouTube, je change de partition. Mon public, je ne le vois pas, mais je sais qu’il me regarde de partout. Notre planète a des yeux tout autour de la terre. Les thèmes de mes performances, ce n’est plus un tirage au sort qui me les impose. C’est moi qui choisis le lieu, l’heure et le défi.

Mon défi.

DOUTE, MEURTRE, IMPASSE, FAIT CHIER.

Pour la haine comme pour le tango, il fallait être deux.

Il se questionnait quand même : cette fameuse Fonction existait-elle vraiment ? Et si un petit malin l’avait inventée un beau matin pour soulager un moment difficile ? Ou pour justifier un plan foireux ? En fait, la Fonction n’était qu’un rêve. Tout le monde avait déjà rêvé d’effacer une erreur qu’il venait de commettre. Avec la Fonction, on supprimait une part du remords en se convainquant qu’on n’avait pas si mal agi, puisqu’on avait gommé son péché. Une sorte d’autoabsolution.

INÉGALITÉ, FAIM, EXAMEN, TATOUAGE, CHUTE, IVRESSE, SERINGUE, INFECTION, MARIAGE.

Officiellement, Paul était chef comptable sur le résoboulot. En réalité, il gagnait sa vie en trafiquant des octets. Les gens étaient tellement dépendants de leurs ordinateurs qu’ils cherchaient par tous les moyens à les gonfler. C’était la chasse à la grosse mémoire. Et Paul en avait toujours à revendre. Une seule barrette bien installée permettait de gagner cinq cents gigaoctets. On pouvait ainsi travailler plus vite, donc gagner plus de cyberdollars. Paul possédait son propre réseau de distribution, hérité d’une époque lointaine où il faisait du porte-à-porte pour vendre des aspirateurs robotisés. Tout se déroulait toujours à l’extérieur, là où les oreilles et les caméras du réso claquaient de froid. Pas de témoins, jamais de problèmes. Avec ce qu’il avait acheté aujourd’hui, Paul pourrait répondre à une grosse commande du côté de Sorel. À condition, bien sûr, que ses fournisseurs n’aient pas encore laissé traîner leurs saletés virales dans les circuits.

Le ministère de la Jeunesse lui avait fourni un casque numérique 4D téléporteur et un code secret pour pénétrer au coeur du système. C’était fascinant. Sans sortir de chez lui, il pouvait se déplacer virtuellement partout dans le pays. Derrière les écrans se baladaient aussi des agents de maintenance, divers fonctionnaires et de nombreux policiers. Des informations compressées circulaient à très haute vitesse. Invisibles à l’œil nu, on les repérait au sifflement que produisait leur déplacement et au léger cliquetis provoqué par leur chargement dans les ordinateurs des travailleurs.

Hugo était encore en colère, mais il savait qu’il ne pouvait pas déranger longtemps sa mère, surtout que son père ne travaillait plus depuis qu’il s’était mis à trembler comme une feuille. Lorsqu’il tapait sur le clavier, ses doigts n’atteignaient jamais la bonne touche. Embêtant, quand tu es en train de chiffrer les taxes d’une technoboîte telle que Macrohard. Un déplacement de virgule à droite ou à gauche et ce sont des milliards de dollars à payer en moins… ou en plus. C’est d’ailleurs ce qui s’était produit et qui l’avait écarté du résoboulot. Désormais, il faisait le ménage et tournait en rond pour se calmer les nerfs.

Les chiens ! Hugo n’avait pas fait cent mètres sur la glace que deux flics de la Sûreté du Québec l’avaient coincé. Motif de l’arrestation : un symbole national ne joue pas avec sa vie. Ils l’avaient sagement raccompagné à la maison et, pire que tout, lui avaient confisqué la clé de sa Suzu. — Hé ! les gars ! Vous n’avez pas le droit. Je n’ai rien fait de mal ! — Les ordres sont les ordres, le jeune. Retourne à tes études, la récréation est terminée. Un autre coup de ce maudit réso. Big brother prend soin du petit frère du peuple. Hugo rentra en claquant la double porte. Chez lui, c’était bonjour l’ennui. Sa mère travaillait, captive de l’écran. D’ailleurs, elle ne faisait que ça. Le pays fonctionnait de cette façon.

Le père d’Hugo arborait parfois son insigne de l’ALQ, l’Armée de libération du Québec, quoique de moins en moins souvent. En vieillissant, on oublie qu’on a été un rebelle. On s’installe, on fait comme si ça avait toujours été ainsi. Les révolutionnaires ont du mal à accepter que d’autres poursuivent la lutte. Ils pensent que ce qu’ils ont accompli est définitif et parfait.

C’était facile de retenir des dates pareilles, surtout avec un père aussi militant que le sien. Il lui avait suffisamment rebattu les oreilles avec ses histoires de séparation, ses luttes et sa victoire, comment ils avaient remporté leur fameux troisième référendum, et tout ce qui avait suivi. Les Anglais étaient partis par hélicoptères entiers, d’eux-mêmes. The Toute une époque effacée débâcle ! en quelques mois. Anglais, go home! Plus un mangeur de rosbif en vue au bout de trois jours, pendant que les vainqueurs chantaient du Félix Leclerc !

Mince, quand trois millions de personnes vous considèrent comme leur seul avenir, qu’une compagnie de céréales vous paie une fortune en échange d’une photo sur leurs plastisacs de flocons de maïs, on peut bien se permettre d’être insolent.

Depuis, les charlatans en tous genres s’enrichissaient en vendant des placebos, des machines à ions négatifs et autres bidules censés résoudre le problème. La république du Québec enregistrait chaque jour une diminution de sa population. Terrible !

Toute cette galère avait commencé par la grande tempête de verglas de 2005, sept ans après la fameuse catastrophe de 1998. Sauf qu’il y en avait eu une autre l’année suivante, deux l’hiver d’après, et ainsi de suite. Résultat : les arbres avaient craqué sous l’énorme charge. La végétation était morte étouffée, gelée ou écrasée. Le désert blanc s’était répandu. La vie continuait, mais à l’intérieur, dans les maisons ziglous.