Citations de Annie François (150)
Tant qu'un lecteur n'a pas reposé son livre de plein gré, c'est un individu potentiellement dangereux.
. . . le problème n’est plus de savoir si l’ami rendra le livre, mais s’il l’aimera. S’il l’aime, il y a de bonnes chances qu’il le garde. Mais s’il ne l’aime pas, est-ce réellement un ami ?
Maintenant que je suis grande, je ne recommencerai plus à lire comme on abat les arbres. Car, pas plus que le boulimique s'accorde de droit à la digestion, le bibliomaniaque ne prend le temps de la rumination.
... j'ai un jour posé loyalement la question à François. "J'ai trente-deux ans. Si on veut avoir un enfant, il n'est que temps. En veux-tu ?" "Et toi ?" "Moi, depuis que j'ai dix ans, je sais que je n'en veux pas, mais la question n'est pas là." "Moi, je n'en veux pas non plus." "Tu es sûr ?" "Parfaitement sûr." "Tu es sûr d'avoir une bonne raison ? Pour moi, après, ce sera trop tard." "J'ai une très bonne raison: les enfants, ça bousille les livres."
Il y a l'avant et l'après. Avant, allumettes, caviar, brosse à dents, vin, livres, chaussures étaient des produits distincts, plus ou moins étiquetés. Aujourd'hui, tous sont frappés du code-barres qui rabaisse ces objets, petits et grands, ordinaires ou luxueux, au rang de marchandises.
L'accès est libre, les volumes ne se vendent pas. Ils se prêtent. Le principe est intelligent, démocratique, utile, généreux, commode, économique. Et pourtant j'y renonce.
Mais parfois, avant d'avoir pu retenir ma langue, je lâche le fatidique : "Tu me le passes?" Et les ennuis commencent. Outre que j'inflige aux autres les affres du prêt, je m'impose les tourments de l'emprunt.
Les romans russes sont délice-supplice
Je ne supporte pas non plus qu’on lise par-dessus mon épaule. J’ai l’impression qu’on entre dans mon bain.
Toilettes de bistrot. On ferme le loquet. La minuterie révèle un spectacle immonde. On voudrait fuir, mais la personne suivante croira que... On tire la chasse. On nettoie tout. On réactive la chasse qui n'émet qu'un filet d'eau : du papier reste en suspens. Derrière la porte, quelqu'un s'impatiente. On attend que la trombe se remplisse. On tire la chasse pour la troisième fois et on sort. La vessie pleine, mais l'honneur sauf.
Un écrivain, Le Clézio je crois, notait que le succès d'un livre repose sur ces cent premiers lecteurs et sur la rumeur qu'ils propagent. Il est vrai que parfois quelques convives font mieux qu'un bataillon d'attachés de presse et qu'une campagne publicitaire.
Pour un lecteur, même modeste, le désamour de la lecture constitue un symptôme. "Je n'ai même plus envie de lire" signifie qu'il a atteint le fond de la dépression, de la fatigue, du chagrin.
Oui, un livre emprunté est sacré. L'ouvrir semble déjà une profanation.On le ramène, crispé sur son sac comme une pensionnée qui vient de toucher son mandat à la poste.Toute perte, tout vol seraient pires qu'une catastrophe: un déshonneur. Arrivé chez soi, on le place sur une pile à part, la pile reproche, la pile des urgences.
[Parlant de vieux et lourds dictionnaires]
Ces usuels usés m'ont moi-même usée.
"Je n'ai même plus envie de lire". Il hocha la tête et partit. J'éprouvai un grand soulagement, un fugace remords et retombai dans mon apathie. Nouveaux bruits de pas. Même auteur. Il me tendit un petit rectangle empaqueté aux armes de la Hune. "Merci." "Ouvrez." C'était les Nouvelles orientales de Marguerite Yourcenar. J'eus un sourire contraint "Merci encore." "Écoutez, quand on n'a plus envie de lire, il faut choisir des nouvelles. Vous verrez ça va marcher." Je fis mine d'y croire et lui serrai la main. Il partit.
Le livre resta sur le bureau tout le jour. Je l'emportai. Il resta dans mon sac toute la nuit, puis tout le jour. Le surlendemain, rentrant à la maison, je cherchai mes clefs. Elles nichaient au milieu du bouquin. J'ouvris la porte, jetai le livre sur le canapé, pris un bain, mangeai un morceau et m'assis dans un fauteuil. Je fermai les yeux, tendis machinalement la main vers mon paquet de Gauloises et rencontrai le livre. Je ris, enfin j'émis une espèce de spasme nasal qui se rapprochait assez du rire. Je pris le livre et l'ouvris, sautant d'emblée la préface (une de ces énièmes préfaces cuistres qu'affectionnait Yourcenar - il me restait donc un rien de jugeote). Et j'entamais la première nouvelle, puis lus la deuxième. Je m'installai confortablement. La pompe était réamorcée. Les mots coulaient. A chaque nouvelle j'avais encore plus soif. La crise était finie. Tout recommençait.
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Je n’entends jamais sans compassion la plaisanterie sur l’homme qui n’a qu’un livre et n’a pas fini de le colorier. Je sais que ça peut m’arriver, et mon penchant pour l’aquarelle n’y sera pour rien. Je peux tout aussi bien mener grand train de lecture.
A chacun, chaque jour, son rythme. Et que nul ne s’en mêle ni ne juge.
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Ils ont mille défauts, mais ils sont apaisants. Ils disent, après chaque pose, « je ne vais pas me sauver, je suis là, je t’attends, je resterai, ne t’inquiète pas ». Ils rassurent l’amante craintive des livres.
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Car le lecteur en apnée est imprévisible : un petit baiser dans le cou peut le faire sauter au plafond. C’est un asocial, un solitaire, une sorte d’autiste. Essayer de l’empêcher de finir son paragraphe : l’être le plus amène s’ensauvage. Tant qu’un lecteur n’a pas reposé son livre de plein gré, c’est un individu potentiellement dangereux.
Une des citations de mon profil.
L’enfant qui ne se révoltera pas en se soûlant de livres est un authentique rebelle, un brave loubard ou un philosophe qu’il serait vain de persécuter
J’incite donc vivement les parents anxieux à se plonger dans Comme un roman de Pennac. Surtout à prohiber l’accès de leur bibliothèque à leurs lardons et à les houspiller de la manière la plus outrageante : « ça n’a pas encore de poil au zizi et ça voudrait lire hors programme ! »