Me faudra-t-il monter sur les épaules d'un gardien ? [?] Ou faudra-t-il me traîner, me lancer telle une balle coincée ? Le bruit des vertèbres brisées monte-t-il en un flot de sang dans la bouche, d'où pend une langue bleue ? [?] Je ne veux pas mourir. Voilà ma seule vérité. Mon unique hurlement
Je vécus la première symbolique de l’humiliation.
La prison où qu’elle soit, c’est l’humiliation nuit et jour.
Dans l’immense porte de Penjara Penang est incrustée un portillon minuscule. Il oblige le condamné à se baisser pour franchir cette frontière de la honte. Se courber, atteindre le niveau de la poussière. Savoir qu’il la mordra plus d’une fois. Qu’il est devenu un animal. Un caillou du sol. Qu’il a perdu toute trace de son identité d’avant. Se courber pour vivre la première punition morale. Expression : courber l’échine. Pâtir, endurer, ployer, plier. Être le roseau penché, penchant. Annulé, inexistant …
Courbée, réduite en femme au dos cassé, je franchi cette porte.
La vraie liberté n'est pas le fait d'un simple changement d'état ; elle est une lente révolution de l'esprit qui engage la volonté et que seul le temps peut consacrer après bien des efforts. La liberté est tout le contraire d'un don de la nature. Elle se conquiert, comme l'amour.

Une fois le dernier invité parti, j’aide Rachid à tout ranger. Puis je mets les choses au point :
― Je ne veux pas être à ta charge. Je tiens à partager les frais. C’est très important pour moi. Je vais trouver un travail rapidement.
Rachid avant de partir, m’indique au bas du journal une annonce : « Chaîne d’hôtels internationale cherche réceptionniste : bonne présentation. » Ce serait bien pour toi dit Rachid. Sami doit passer tout à l’heure en moto. Il pourra t’y déposer … […].
Nous stoppons pile devant le palace. Je fonce dans le hall. Je demande le chef de la réception. J’enlève d’un seul coup mon casque. Quelle aberration de chercher, attifée ainsi, un job qui exige tailleur et talons aiguilles !
Mon humeur est excellente. L’envie de sourire éclate sur ma bouche. Ni l’angoisse, ni la perturbation d’usage quand on se présente à un employeur. Si on me prend tant mieux. Sinon, tant pis pour eux. On me dit d’attendre. Plusieurs hôtesses s’activent derrière le rutilant comptoir d’acajou, toutes vêtues d’un costume standard. Tailleur bleu marine, chemise à rayures vertes. Escarpins vernis qui glissent sur l’épaisse moquette. Bas impeccables. Maquillage obligatoire. Le contraire de toutes mes tenues.
Le chef du personnel me reçois enfin ; Il ne me regarde pas, il fixe mon casque. Il me pose quelques questions ; Quelles langues ai-je apprises ? Ai-je déjà travaillé en hôtellerie ? Quels voyages ai-je faits ? L’Afghanistan semble l’épater. Il me fait parler anglais, allemand.
― Vous faites de la moto ? dit-il.
― Présentez-vous demain, dit-il ; Je crois que ça ira.
Grâce à une moro, j’ai obtenu ce job bien payé.

J’ai sept ans. Je suis assise sur les marches de la maison. Une voiture s’arrête presqu’à mes pieds. J’au du mal à reconnaître ma mère. C’est bien elle, parfaitement maquillé, ses cheveux noirs, laqués, brillants. Le pantalon moulant en un tissu scintillant, un pull rouge épouse toutes ses formes. Elle avance d’un pas ferme, sur de très hauts talons. Elle vient vers moi, un gros paquet cadeau au bolduc rose. Elle se penche, un lourd parfum de muguet, de lilas, je ne sais trop, émane de cette femme très belle dont les ongles sont peints en rouge vif. Elle effleure mes joues, profite de ce gros paquet ― « Bon anniversaire, Béatrice ! » […]
Je ne défais même pas le paquet cadeau dont grand-mère fera sauter avec rage les cordelettes. Une poupée, une poupée de velours et de taffetas rose dont les yeux s’ouvrent et se ferment et qui dit « maman ».
Josette a disparu. La portière de la voiture a claqué. La rue est devenue déserte. Mon cœur aussi. J’ai jeté à la volée la poupée contre le mur. Elle s’est brisée le crâne. J’éclate alors franchement en sanglots, d’autant plus que je sais que Josette disparaîtra au moins jusqu’au prochain anniversaire.
Second coup de téléphone. Sa secrétaire l’avertit qu’une « certaine Mme Michelot » est au bout du fil … Paul Lombard prend le combiné. Des sanglots, des sanglots de vieille femme entrecoupés de : « Sauvez-la, Maître, sauvez ma petite fille, je n’ai qu’elle au monde. »
Comment résister à ces supplications, à ces larmes ?
― Calmez-vous madame Michelot. Calmez-vous. Ne pleurez plus. Je prends cette affaire en main. Vous n’êtes plus seule. Je vais me rendre en Malaisie examiner sa situation exacte. Faites-moi confiance ? Ensemble nous sauverons votre petite-fille.
― Maître, je n’ai pas d’argent pour vous payer …
― Qui vous parle d’argent ?
Mais non, elle ne dit rien. Seul son regard parle et exprime à sa façon l'émotion, la tendresse, l'amour. C'est l'état de grâce. Il ne faudrait pas que la parole revienne, il ne faudrait que des silences, quelques larmes, des mots très doux.
Béatrice, vous allez participer à votre défense active … »
Non seulement, il m’a responsabilisé en me faisant traduire ses textes, mais a eu l’honnêteté de se montrer avec ses imperfections. S’il avait la connaissance de la loi, il lui était difficile de traduire vite et bien ce texte fondamental. Il me laissa alors « la responsabilité active ». Prendre en main mon destin. Depuis des semaines, je n’étais plus un objet numéroté pour la mort. Paul Lombard me restituait mon identité d’être humain… .
Il est près de cinq heures quand un des officiers supérieurs vient nous séparer.
Eddy Ta Kim Soo m’a berné, roulée, eue, comme on dit. Je veux bien que la police mette la main dessus. Mais, au nom même de l’amour qu’il m’a arraché et que je lui ai offert, pas un seul mot sortira de ma bouche. D’ailleurs, quelle information puis-je donner ? Même de son nom, je ne suis pas sûre. Jamais je n’ai vu son passeport, déchiffré son identité, son adresse et le reste. J’ai été trahie au-delà du possible. Ma propre image s’anéantit … Je ne suis plus rien. Personne. Sinon la Douleur … Semblable à celle de grand-mère, qui ne manquera pas, hélas, de sangloter jusqu’à l’épuisement …
Je compris enfin que je reconstruisais ou plutôt construisais mon libre arbitre, le sens de ma responsabilité, cette conscience du moi qui est le socle même de toute dignité