Ce tome fait suite à DMZ, Tome 03 : Travaux publics (épisodes 13 à 17) qu'il faut avoir lu avant. Il contient les épisodes 18 à 22, initialement parus en 2007, écrits par Brian Wood, dessinés et encrés par Riccardo Burchielli (épisodes 18, 19, 21 et 22), avec une mise en couleurs réalisée par Jeromy Cox. L'épisode 20 a été dessiné et encré par Kristian Donaldson. Les scènes d'interrogatoire ont été dessinées et encrées par Nathan Fox (épisodes 18, 19), Viktor Kalvachev (épisode 19). Les couvertures ont été réalisées par Brian Wood.
Fin mai, il fait déjà 80°F (26,7°C) à New York. La chaine Liberty News a obtenu un laisser-passer de 7 jours pour Matty Roth afin qu'il couvre le procès qui va s'ouvrir : celui des l'unité militaire qui a ouvert le feu sur des civils à Manhattan, l'événement ayant été surnommé le massacre du jour 204. Lorsqu'il pénètre dans les locaux de Liberty News à Long Island dans le Queens (un territoire des États-Unis), Matty Roth y est accueilli par le cadre Roth (son père) qui le félicite pour son reportage sur Trustwell. Matty Roth ne relève pas la pique et se dirige vers la pièce pour interrogatoire, pour interviewer le soldat (Private First Class) Chris Stevens. Au tout début de la guerre, Chris Stevens était un jeune homme vivant à Yanktown dans le Dakota du Sud. Un soir qu'il assiste à un concert en plein air avec sa copine, il est pris à parti par une bande de Rednecks qui le passe à tabac, lui et plusieurs autres parce qu'il s'est vraisemblablement enrôlé dans l'armée régulière des États-Unis, alors que cette bande leur avait bien dit de rejoindre les sécessionnistes dans l'armée des états libres. En fait, il ne s'est engagé volontairement que parce que c'était ça ou 18 mois de prison. Après six semaines d'entraînement, il a été embarqué dans un avion militaire avec d'autres jeunes recrues pour rejoindre l'aéroport JFK, et de là partir pour patrouiller New York. Après avoir survécu à 3 jours de patrouille dans Brooklyn, son unité a été affectée à Manhattan. Dans des rues qui se ressemblent, les soldats ont pris l'habitude de se faire tirer dessus et de riposter en tirant sur tout ce qui bouge. Dans sa tête, Chris Stevens envisageait ça comme un jeu vidéo : si quelque chose apparaît sur l'écran, il faut tirer dessus, puis recharger son arme.
Au bout de trois mois de service, au deux-cent-seizième jour du conflit, Chris Stevens et son unité étaient stationnés dans un abri dans une rue de Manhattan, attendant de voir un ennemi. Sous une pluie diluvienne, un bruit de pas s'est fait entendre. Des dizaines de manifestants silencieux marchaient, avec un capuchon sur la tête, masquant complètement leur visage, sans proférer aucun slogan. Les soldats étaient fatigués, et Chris Stevens a une hallucination, ayant l'impression que l'eau qui s'écoulait par terre s'était changée en sang. Il s'est avancé en courant vers les manifestants qui avaient dépassé l'abri des soldats, et qui s'éloignaient déjà. Alors qu'un manifestant glisse sa main sous son poncho, le sergent Nunez, responsable de l'escouade, avait donné l'ordre de tirer. Le deuxième jour des auditions, Matty Roth recueille le témoignage du sergent Nunez dans la même salle d'interrogation.
L'horrible oxymore du titre (tir ami) annonce une nouvelle enquête de Matty Roth qui promet d'être polémique. Effectivement, le système de justice des États-Unis juge ses propres soldats, mis en accusation pour avoir ouvert le feu sur des civils dans des circonstances troubles. Matty Roth est dépêché par la chaîne qui l'emploie pour couvrir l'événement. Le lecteur constate qu'il dispose d'un laisser-passer mais qu'il est très encadré dans les locaux de la chaîne Liberty News Network. Dans le même temps, il bénéficie d'une organisation qui lui permet de recueillir le témoignage de deux militaires directement impliqués dans le massacre du jour 204. Le lecteur se retrouve embarqué dans cette enquête journalistique pour découvrir la vérité, avec une vraie possibilité de travailler dans des conditions favorables. Chris Stevens a décidé de parler sans retenue de donner sa version des faits, sans aucune censure. Le lecteur découvre un jeune homme conduit à s'enrôler par la force des choses, sans conviction particulière. Au cours des 2 entretiens accordés à Matty Roth, il évoque rapidement son passage à tabac par les rednecks. En 1 page, il passe de sa campagne à une première mission dans Brooklyn. Le fait qu'il choisisse d'appréhender cette réalité comme un jeu vidéo permet au lecteur de prendre la mesure de l'absence de tout repère, de tout cadre de référence de Chris Stevens pour faire sens de ce qu'il est en train de vivre. Les dessins de Nathan Fox rendent très bien compte de cette sensation mêlant éléments très concrets (l'uniforme militaire, les équipements, les autres membres de la section) et éléments relevant plus d'une vision globale (en particulier les incendies, les éléments urbains détruits par les bombardements, les éclats des armes à feu. Le lecteur ressent que les sens de Stevens puissent être saturés par toutes ces informations, incapables de les traiter, de les analyser de les organiser.
Le massacre en lui-même est abordé du point de vue de Chris Stevens à deux reprises : d'abord dans l'épisode 18 pendant 9 pages, puis dans l'épisode 21 pendant 3 pages. Dans l'épisode 18, le lecteur vit la suite d'événements en temps réel, par les yeux du soldat. Il sait déjà qu'il va se produire un massacre, mais ce n'est alors qu'une information sans réalité concrète. Les auteurs ont choisi que la séquence se déroule sous un ciel gris, avec une faible luminosité et une forte pluie sans discontinuer. Jeromy Cox adopte une palette de couleurs en conséquence : essentiellement des nuances de gris, avec quelques éléments d'une couleur différente, sombre et délavée, ne tranchant presque pas avec la grisaille, sauf pour le rouge du sang. La tension est palpable dès l'apparition des manifestants silencieux, dans une ambiance irréelle, un événement qui sort de nulle part, qu'il n'est pas possible de rattacher à des signes avant -coureurs, une situation angoissante du fait du nombre d'individus et de leur comportement à nouveau sans repère. La narration visuelle transcrit bien la fatigue accumulée des soldats, leur inquiétude quant à ce qui va se passer, leur incapacité à évaluer le danger, la tension générée par l'impossibilité d'anticiper quoi que ce soit, la conscience de leur mission qui consiste à maîtriser et à éliminer des individus fauteurs de trouble. La narration de Nathan Fox transcrit toute l'horreur de la situation des soldats. Dans l'épisode 21, Riccardo Burchielli passe en mode soldat guerrier, ce qui est tout aussi terrible car le lecteur sait que cette attaque militaire est un massacre.
Avec les déclarations de Chris Stevens, Matty Roth (et donc le lecteur) découvre ce qui s'est vraiment passé : la réalité du danger constitué par les manifestants, la réaction du chef de groupe demandant de ramasser les douilles après le massacre donc parfaitement conscient de l'erreur d'appréciation commise, de la faute professionnelle ayant abouti à la mort de dizaines de civils inoffensifs. Le lecteur attend donc avec la même impatience que le journaliste de pouvoir interroger le sergent Nunez. La conversation est tendue, mais sans l'hostilité ou le mutisme auquel le lecteur s'était préparé. Le sergent raconte sa version des faits, assez proche de celle du soldat Stevens, avec une approche plus professionnelle, plus technique, mais sans nier les faits. Les dessins de Nathan Fox ont gagné en noirceur, comme si la description métier du sergent ajoutait à l'horreur des faits en prenant du recul vis-à-vis des manifestants, en les considérant comme une présence potentiellement hostile a priori, sans leur accorder d'humanité, sans les considérer comme des individus. L'épisode 20 est l'occasion pour Matty Roth de recueillir le témoignage d'une survivante du massacre, et de proches de défunts. Les traits de contour de Kristian Donaldson sont plus fins, plus effilés, et la couleur se fait plus lumineuse, sous le soleil de mai. Les décors sont toujours aussi présents, montrant les rues de New York défoncées par endroit, les façades d'immeuble abimées, les ameublements de fortune dans les appartements, les endroits de passage et les pièces techniques transformés en lieux de vie. Les témoignages recueillis confirment les faits décrits par les militaires, et font apparaître un ressentiment très profond chez la population, du fait de l'absence de jugement, de reconnaissance de la souffrance des habitants de Manhattan en tant que peuple.
Riccardo Burchielli revient pour les 2 derniers épisodes, avec une direction d'acteurs un plus dramatique, et une sensation plus organique pour les personnages et les décors. Matty Roth mène à bien son enquête qui lui a permis de se faire une idée claire de la réalité des faits et des responsabilités, et le jugement est rendu, ne faisant qu'empirer la situation. Dans une interview, Brian Wood a indiqué que cette histoire lui a été inspirée par la façon dont ont été traités les militaires responsables du massacre d'Haditha le 19 novembre 2005, une ville de la province irakienne d'Al-Anbar, durant la guerre d'Irak. Le récit s'avère beaucoup plus ambitieux que de dénoncer une forme de complaisance vis-à-vis de l'armée. D'un côté, la vérité reconstituée par Matty Roth s'avère d'une portée très limitée, ne changeant rien à la situation. De l'autre côté, le procès des militaires met en évidence leur compétence professionnelle réelle : leur métier est de faire régner l'ordre par la force, ce qui constitue une dynamique systémique s'imposant aux individus, conditionnant leurs comportements. Le récit devient encore plus noir et terrifiant quand la population de Manhattan laisse s'exprimer l'intensité de son ressentiment en massacrant un bouc émissaire dans une violence aveugle et injuste qui soulève le cœur.
À nouveau, Brian Wood utilise le principe de Manhattan comme zone démilitarisée pour donner à voir la réalité de l'occupation d'un territoire par une armée, sous un angle original qui met en lumière le traitement des populations pacifiées. Nathan Fox se révèle un artiste d'une sensibilité incroyable pour montrer la tension et les conflits psychiques d'un individu, ainsi que le caractère irréel d'une situation impossible à anticiper. Les autres artistes se montrent tout aussi convaincant, chacun à leur manière, pour une narration visuelle à la fois descriptive, et dégageant une puissance émotionnelle d'une rare justesse. Brian Wood mène son récit bien plus loin qu'un simple La guerre c'est mal, se livrant à une analyse psychologique et systémique intelligente, pertinente et très humaine.
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