Bruce Albert

URIHI A - LA TERRE-FORÊT
Nous avons des paroles pour conter comment Omama a a crée notre terre-forêt. Lorsqu'il est venu à l'existence, il a souhaité qu'elle apparaisse avec lui. Il l'a d'abord dessinée avec la teinture vermillon de rocou des esprits xapiri pë, comme vos dessins de paroles sur une peau de papier. Il a fait de même avec le soleil. Mais il a dû d'abord l'effacer et le refaire, car il était beaucoup trop brûlant. Celui qu'il a crée ensuite est beaucoup moins chaud.

Les yanomami disent que les humains ne peuvent voir les êtres-images (les esprits xapiri pë) - et ainsi devenir chamans - que ci ceux-ci les regardent déjà.

La douleur des arbres

La "terre-forêt" est également une entité dotée de sensibilité, au même titre que tous les êtres qui la peuplent, humains ou non. Ainsi ses arbres ressentent-ils la douleur lorsque les haches et les flammes s'attaquent à leurs troncs, et les chamans savent-ils entendre leurs plaintes lorsque leurs troncs se déssèchent ou qu'ils s'effondrent, mortellement blessés.

Au-delà des yeux
Le mathématicien et le chaman

Bruce Albert : Je tirerais un premier fil pour notre dialogue mathématico-chamanique en relayant l'intense curiosité de Cédric de Davi Kopenawa devant l'impétueuse virtuosité de Cédric Villani à "faire descendre" les images d'équations sur l'écran de son ordinateur portable. Longtemps silencieux et songeur, il l'interrogea soudain à brûle-pourpoint ; "Rêves-tu beaucoup ? De quoi sont faits tes rêves ?" Questions déconcertantes auxquelles Cédric Villani répondit sans détour par une lecture de "notes de rêves" aussitôt tirées de la mémoire de son laptop , comme un sous-titrage décalé des images mathématiques qu'il venait de présenter. Ce moment d'improbable syntonie transcuturelle m'a beaucoup frappé.

"Le chaman yanomami (...) ne dissocie pas le sort de son peuple de celui du reste de l'humanité. Ce ne sont pas les seuls Indiens, mais aussi les Blancs, que menacent, introduites par ces derniers, la convoitise de l'or et les épidémies. Tous seront emportés par la même catastrophe, sauf à comprendre que le respect de l'autre est la condition de survie de chacun. En cherchant désespérément à préserver ses croyances et ses rites, le chaman yanomami croit oeuvrer pour le salut, même de ses plus cruels ennemis. Formulée dans les termes d'une métaphysique qui n'est plus la nôtre, cette conception de la solidarité et de la diversité humaines, et de leur mutuelle implication, frappe par sa grandeur. Il y a là comme un symbole. Car c'est à un des derniers porte-parole d'une société en voie d'extinction de notre fait, avec tant d'autres, qu'il appartient d'énoncer les principes d'une sagesse dont nous sommes encore trop peu nombreux à comprendre que dépend aussi notre propre survie."

[Claude Lévi-Strauss, cité en exergue]

Les images que nous vous montrons sont la trace de la main des Yanomami. Elles ont été dessinées dans nos maisons, dansnotre forêt. Les Blancs nous les ont demandées pour les donner à voir dans leurs villes. Mais nous ne les avons pas envoyés si loin sans raison. Nous l'avons fait pour qu'ils pensent droit à leur tour et qu'ils se disent "haixopë ! C'est ainsi que se donne à voir la beauté de la forêt des Yanomami !" Cependant, même de loin, nous gardons encore le soin de ses images.

Exergue
On a commencé par couper l'homme de la nature, et par le constituer en règne souverain ; on a cru ainsi effacer son caractère le plus irrécusable, à savoir qu'il est d'abord un être vivant. Et, en restant aveugle à cette propriété commune, on a donné le champ libre à tous les abus.
CLAUDE LÉVI-STRAUSS, 1962*
* Claude Lévi-Strauss " Jean-Jacques Rousseau, fondateur des sciences de l'homme", in Jean-Jacques Rousseau, Université ouvrière de la faculté des lettres de l'université de Genève, Genève, Neuchâtel, La Baconnière, 1962.

... Parmi les Blancs il y a ceux qui sont des gens d'Omama a. Ce sont ceux dont la pensée est droite et qui nous défendent. Les autres - ceux dont l'esprit est enfumé et plein d'oubli, ceux qui veulent détruire la forêt et en chasser les esprits -, ce sont les gens de Yoasi a, le le mauvais frère d'Omama a, qui nous a laissé les maladies et la mort.

La sécheresse et les grands feux n'arrivent pas sans raison dans notre forêt. Lorsque c'est le cas, c'est Omamari a, l'être soleil, qui pose les pieds sur la cime de ses arbres. C'est pour cela que la chaleur devient si forte.

"Si vous oubliez les esprits, vos enfants ne cesseront de mourir. Les pluies tomberont sans mesure et la nuit n'aura plus de fin. Les esprits maléfiques et les épidémies envahiront la forêt."