Carmen Silvera

-J'aimerais vivre avant de... Avant de ne plus pouvoir le faire.
-Tu es mourant ?
-Non, dis-je avec un sourire triste.
Si, répond mon âme endormie. Enterrer ses rêves, c'est comme mourir.
-J'ai passé beaucoup de temps à faire mes études et j'aimerais profiter d'un peu de liberté avant de m'engager pleinement dans mon métier.

— Te voilà en bien fâcheuse posture, mais j’aime cette sauvagerie que tu dégages tout à coup. Aurais-je déteint sur toi ?
— J’existais avant toi, Fen, ne me fais pas l’affront de l’oublier.
— Le Chaos existait bien avant toi et les tiens, Týr, ne me fais pas l’affront de l’oublier.
— Týr, fais partir cette créature ! éructa Odin.
— Je ne le peux pas, Père. Vous nous avez entravés ensemble. Lorsqu’il se libérera de ses chaînes, je serai libre également.
— Libre de mourir !
— Ainsi soit-il, murmurai-je avec un sourire.
— Tu nous conduiras tous à notre perte, Týr !
— Ainsi soit-il.
— Nombre des nôtres n’y survivront pas.
— Ainsi soit-il.
— Les Mondes n’y survivront pas.

J'ai envie d'écraser mon poing sur l'écran, mais à la place, je souris. Avec douceur. Comme j'ai appris à le faire. Le sourire de celui qui en sait plus, qui ne connait plus la douleur et qui a réponse à tout. Trois mensonges odieux.

Je ne suis jamais en colère. J'ai tué l'enfant en moi il y a longtemps. Ou plutôt mes parents l'ont fait. Ils ont désiré accueillir un enfant de Dieu, pas un enfant de la Terre, pas un enfant de la Vie. Ils ont voulu un ange.

— L’oubli ne saisit que les Hommes, tu devrais le savoir depuis tout ce temps.
Mes lèvres étaient closes, incapables d’articuler le moindre son. Rien de ce que j’aurais dit ne m’aurait aidé. Je ne voulais pas me souvenir. Les mots ramèneraient ma raison à un temps révolu.
Un cliquetis métallique intense me figea. Ce son arracha tout le sang de mon visage.
— Fen, murmurai-je.
Un rire grave, sans joie, s’éleva.
— Enfin, tu me reconnais, Geôlier du Loup ! Approche donc ton autre main que je la dévore elle aussi.
Le claquement sec d’une mâchoire me projeta de nouveau dans la réalité.

— La fin des temps est proche, mes chaînes se fragilisent. Bientôt j’engloutirai ton Monde. Je pourrais louvoyer entre les étoiles, avaler un soleil, recracher des météores.
Sa mine s’était faite rêveuse et un élan de tendresse surprit mon cœur. Ma voix véhicula tout à fait autre chose, une condamnation :
— Gleipnir est indestructible.
— Oh, c’est ce que tu crois ?
Je n’étais plus sûr de rien, à peine en possession de ma mémoire millénaire de laquelle j’avais choisi si longtemps de me couper. Mais comment oublier ce qui me reliait à lui ?

Il fut un temps où le pont entre les Hommes et les dieux était franchissable. Un temps où la Terre s’appelait Midgard. Tous ses habitants savaient alors que, dans le vaste cosmos, ils n’étaient pas seuls. Ils foulaient en conscience le corps du géant Ymir, se souvenaient que chaque étoile était un éclat brûlant de Muspellheim, le monde du Feu, vénéraient leurs divins protecteurs et craignaient leur colère. Surtout, ils se rappelaient qu’un jour, un claquement de mâchoire scellerait la fin de toutes choses.

Son empreinte demeure. Elle a traversé mon épiderme et s'est gravée sur mes os. Et quand il ne restera plus de moi qu'un squelette, je sais qu'on pourra y lire à quel point je l'aime.

Allongé sur mon inconfortable sofa, j’étirai mes longues jambes qui dépassaient bien trop du maigre plaid que je jetai sur mon corps. D’un doigt, j’allumai la radio sur la petite console à côté de ma tête. Elle se mit à grésiller, alternant mélodies floues et voix basses d’animateurs de nuit. Réglée sur cet entre-deux stations, la fréquence était hantée par un bruit blanc quasi continu. Cet étrange mélange me berça comme chaque soir, jusqu’à ce que je sombre enfin dans le sommeil.

Depuis que j'ai fait sa rencontre, je n'ai jamais autant souri ; mon visage se tend à m'en faire souffrir à chaque fois, victime du peu de joie que j'exprime au quotidien.