Comment vivre sans le bruit de la mer, la chaleur du soleil, la générosité des arbres, sans sa langue, ces couleurs magnifiques, les couchers de soleil qu’elle ne voyait plus à force de les contempler. S’asseyant sous un mandarinier, elle resta une heure à ne penser qu’à la nostalgie qu’elle vivait déjà, par anticipation. Le calme du soir l’enveloppait, la clameur de la route était lointaine, elle avait envie de pleurer et de dormir ici, dans la douceur de cette nature domestiquée qui l’avait nourrie et consolée tant de fois.
Au Liban, la distinction suprême s’acquérait, et s’acquiert toujours dans la plupart des milieux, par l’obtention d’un doctorat. Personne dans la famille Haddad n’avait encore décroché de telles lettres de noblesse – pas même Abbas — Amal avait donc décidé d’être la première.
il lui arrivait de fermer les yeux quelques instants, essayant de faire renaître en elle la chaleur caressante du soleil libanais, la saturation colorimétrique du ciel, de la mer et des fleurs. Elle aimait tant les fleurs, même les plus viles, celles qui poussaient au fond des caniveaux, au milieu des terrains vagues, des interstices improbables. En France, la fleur était domestique, elle obéissait à une volonté de planter, de cueillir et d'offrir. Tout était si peu spontané ...
- Je m'en veux de vous quitter, tu sais ?
- Je le sais, ma fille, et tu ne devrais pas. Si je te reprochais ton départ, je serais un père indigne, car tu ne m'appartiens pas. Tu n'es pas ma chose, tu n'es pas mon objet. Le fait de t'avoir engendrée ne me donne pas le droit de propriété sur toi. Tu es l'enfant de la vie, l'enfant d'une puissance qui me dépasse et dont je n'ai été que l'intermédiaire.
Ce ne serait que plus tard qu'elle comprendrait qu'une langue étrangère reste une langue étrangère, un facteur inéluctable de distanciation entre soi-même et sa culture d'adoption.
Ce ne serait que plus tard qu'elle comprendrait qu'une langue étrangère reste une langue étrangère, un facteur inéluctable de distanciation entre soi-même et sa culture d'adoption.
Au fond, les chiffres importaient peu. Personne ne saurait jamais vraiment combien ont mordu la poussière. Ce que chacun savait cependant, c'est qu'au moins un ami, un voisin, un frère ou un parent a disparu pendant les onze années de conflit déjà écoulées. Tout le monde connaissait quelqu'un, qui connaissait quelqu'un à qui une histoire abominable était arrivée, une histoire de renfermé, de sang, de sueur au vieux goût dégueulasse. Tout le monde connaissait quelqu'un qui connaissait quelqu'un qui n'était plus, avait disparu, avait été passé par les armes, s'était suicidé, s'était exilé.
Sa vie ne se résumait plus qu'en un prodigieux écartèlement entre deux langues, deux cultures, deux aires géographiques et deux appartenances. Plus le temps passait et plus elle se sentait perdue au milieu du gué.

Partant de là, la guerre à tout prix n'avait plus de sens. La lutte, les idéaux, les grands combats des Musulmans comme ceux des Chrétiens devenaient vains. Extraire un ennemi de son milieu en estimant que c'était peut=être un homme de bien rendait impossible la systématisation et l'essentialisation qui justifiaient la guerre. D'une certaine façon, Youssef, Yacine et Salima avaient dû le comprendre et l'accepter en rejoignant un parti qui faisait si peu de cas des origines confessionnelles. Mais ce qu'ils n'avaient pas saisi pour autant, c'est qu'il était absurde de se poster quelque part pour tirer sur un combattant au seul motif qu'il portait le mauvais uniforme, ou le mauvais brassard. Considérer qu'il fallait prendre les gens un à un, pour ce qu'ils étaient - indépendants de leurs appartenances -, c'était un ces temps-ci devenir terriblement relativiste. Cesser de penser par assignation, c'était rendre l'action politique et militaire impossible, parce que, derrière tout militant, soldat, idéologue, croyant, pèlerin, se cachait un homme qui avait peut-être bien plus de valeur que les slogans et les couleurs qu'il arborait.
Monsieur Khobeizi lui faisait un peu pitié, au fond. Il ressemblait à un roitelet déchu. Sa boutique devait avoir été prospère à la fin des années 1960 mais il n'avait pas su rebondir. Depuis, il ressassait avec aigreur le luxe d'hier, le faste d'avant-hier, la notoriété et l'aisance des jours passés.