Citations de Charlène Gros-Piron (168)
Elle désirait écrire le passage du début quand elle le sentirait, et de préférence seule. Blaise avait parfaitement le droit d’apporter des remarques pour améliorer le tout, mais après ! Ne comprenait-il donc pas qu’écrire était assez intime et qu’elle ne désirait pas — du moins pour le moment — avoir à communier ainsi avec lui ?
L’incompréhension devint colère, haine et surtout douleur. Rose ne pouvait que la comprendre. Ce chagrin-là ne se guérirait pas sans peine, elle le savait. Cette trahison serait une plaie béante, une de plus dans l’océan de douleur qui la composait déjà. Son amertume fut la sienne et elle eut pitié de ce personnage de fiction qui prenait corps en elle, d’une certaine façon. Elle commençait tout juste à saisir ses blessures et possédait un léger aperçu de son passé qui l’avait durement forgée.
Elle avait beau savoir que forcer ne lui amènerait rien et la freinerait au contraire bien plus qu’autre chose, elle ne pouvait que ruminer. Cela la frustrait et la désespérait tout à la fois, consciente qu’elle devait se présenter d’une compagnie affligeante. Sa meilleure amie avait beau parler pour essayer d’occuper son esprit, rien n’y faisait. Ses pensées lui échappaient inexorablement.
Elle vivait aussi dans ses histoires, à travers elles. Blaise, quant à lui, ne demandait guère autant. Il ressentait plus le besoin de réfléchir, et, parfois, de laisser son cœur lui dicter les bons mots afin de mieux atteindre ses lecteurs et donner une dimension plus humaine et réaliste à ses écrits. Ses romans étaient — selon lui — plus une fenêtre ouverte qu’un deuxième souffle pour vivre. Une bouffée d’air frais plutôt qu’une inspiration essentielle.
Il ne pouvait pas la toucher. Elle était prête à collaborer avec, d’accord, mais pas plus. Elle était capable de mettre de côté tout ce qu’elle avait déjà vécu par sa faute pour un livre, inutile de lui demander davantage. Elle ne le désirait pas ni ne pourrait s’en montrer capable.
On ne dérange pas un auteur en pleine étape de rédaction, c’est bien connu. Même un ours sorti brutalement de son hibernation serait plus aimable. Et les deux ne dérogeaient pas à cette règle. L’amabilité n’était que secondaire face à l’imagination, aux mondes qui s’ouvraient par les mots qui coulaient.
Rose ne savait si elle devait s’en trouver soulagée ou vexée : il l’énervait sérieusement, et son émoi se lisait sur son visage par de vives couleurs sur ses pommettes. En d’autres termes, elle était rouge pivoine et elle ne voulait pas qu’il le vît. Il ne manquerait pas une occasion de la charrier, autrement.
Elle se devait de ne rien laisser passer. Des sentiments comme l’admiration ou l’espoir n’avaient pas leur place entre eux. Sauf que si ce qu’elle avait écrit pouvait s’avérer en effet sympathique, elle ne se leurrait pas : c’était loin d’être ce qu’il fallait à leur roman.
Ses paroles déclenchent des frissons sur ma peau tandis que le feu et la glace se battent en moi. L’effroi et l’espoir se conjuguent en un maelström puissant, et il raffermit sa prise autour de ma taille, que je réalise seulement.
La page blanche apparut et Rose laissa son esprit vagabonder au lieu de le brider tant bien que mal, ainsi qu’elle le faisait depuis quelques jours. Machinalement, elle entama le feuilleté et s’amusa des saveurs qui affleuraient à son palais et qui concordaient étrangement avec l’ambiance de son esprit, assez noire et suffocante, pourtant chargé d’espoir et de soif de liberté.
— Vous mentez comme un arracheur de dents, jeune homme. C’est très vilain, de mentir à une vieille femme, vous savez ? le réprimanda-t-elle en prenant un petit peigne pour dompter les épis de ses cheveux blancs, ni longs, ni courts, et ondulés.
Gisèle possédait encore une bonne masse. Il n’y avait que la couleur qui indiquait son âge, le reste ne témoignait que d’une vitalité qui n’avait rien à envier à des personnes plus jeunes.
Le roman apprend l’humilité et la patience à celui qui l’écrit. Hélas, ces deux qualités ne faisaient pas partie des premières vertus de Blaise.
La vérité n’en était pas si éloignée : lorsqu’un roman naît chez un auteur ou entre plusieurs d’entre eux, l’histoire vit en eux et elle devient dès lors une sorte de second souffle. Ros’Arm était de ceux qui vivaient avec leurs personnages, qu’une idée chamboulait radicalement, les transportant de joie ou les plongeant dans des abîmes de détresse. Tant qu’elles n’existaient pas sur un support extérieur, le romancier était le seul dépositaire de ces aventures qui peut-être un jour en feraient rêver d’autres.
L’auteure aimait profondément ces moments où elle se ressourçait, et sans le savoir, puisait une partie de son inspiration. Son esprit se trouvait dans un tel état de bien-être qu’il se remettait de lui-même à tourner pour fournir de la matière à ses romans. Parce qu’elle avait fini par se rendre compte que ce qu’elle écrivait plaisait aussi grâce à sa capacité à attraper quelques instants fugaces d’humanité et les incorporer dans diverses situations. D’autant que cela tenait à peu...
Ce n’est pas au milieu des morts que l’on peut trouver des réponses aux questions que l’on se pose. À moins de chercher un meurtrier ou quelque chose du même acabit, cela va sans dire. Hormis ceci, ce sont les vivants, qu’il faut interroger.
Il avait beau avoir souvent recours aux éléments surnaturels dans ses romans, son esprit restait assez cartésien. Le genre de manifestation qu’il espérait relevait d’une réalité interne que lui seul était à même de percevoir, de réaliser et de juger.
Écrire avait toujours été un exutoire pour elle. Une manière de se libérer, tout en apprenant à se comprendre et s’endurcir. Ou à se laisser au contraire aller à des élans de mièvrerie et de douceur comme toutes les fleurs bleues en éprouvaient un jour… De fait, personne ne saurait jamais à quel point elle s’impliquait, dans ses romans. Elle-même l’ignorait sûrement aussi.
L’appellation « Journal intime » sonnait trop désuet pour elle, et surtout apparaissait inadapté pour une femme, fût-elle encore jeune comme elle. Ce recueil personnel avait donc été affublé du titre de « Pensées », puisque « Mémoires » restait affreusement pompeux. Puis, qu’importait son nom ! Ces écrits n’étaient que des réflexions qu’elle gardait pour elle.
Je me demande parfois si ce qui ne nous tue pas nous rend réellement plus forts. J’aurais de fait plutôt tendance à croire que cela nous coupe de la vie. La vraie vie. Et que cela nous affaiblit.
On répète si souvent que tout ce qui ne tue pas nous rend plus forts. C’est une entière vérité, que tout un chacun ayant déjà vécu des difficultés ne peut qu’approuver. Une entière vérité qui pourtant cache un pan de réalité. Ce qui essaie de nous éliminer n’y parvient qu’en partie, éveillant chez sa victime quelque chose en dormance. Si l’on tue l’enfant, c’est l’adulte qui surgit, après un parcours s’apparentant à celui du combattant. Mais l’un et l’autre ont du mal à cohabiter, sauf chez des natures pouvant concilier les opposés. Si l’on tue la gentillesse, il ne reste que le roc, ou l’inverse se produit : l’on est brisé. Sait-on jamais ce qui naît suite à cela ?