Citations de Chloé Benjamin (43)
Elle savait que les histoires avaient le pouvoir de changer le cours des événements : le passé, le futur, et même le présent. Elle était agnostique depuis son doctorat, mais s’il y avait un aspect du judaïsme avec lequel elle était en accord, c’était bien cela : la puissance des mots. Ils s’immisçaient sous les portes, par les trous de serrure. Ils s’accrochaient à l’intérieur des individus et rampaient à travers les générations.
Comment se justifier aux yeux de sa mère ? Il prépare ses arguments : il se dit qu’ainsi va le monde, les enfants quittent leur parents pour devenir adultes ; entre autres choses, car les humains sont pitoyablement lents. Les têtards restent dans la bouche de leur père, mais les petites grenouilles en bondissent dès qu’elles perdent leur queue. (Du moins le pense-il : son esprit vagabonde toujours en cours de biologie.) Les saumons du Pacifique naissent en eaux douces avant de migrer vers les océans. Quand l’heure vient pour eux de se reproduire et de mourir, ils parcourent des centaines de kilomètres afin de retourner dans les eaux où ils ont vu le jour. Comme eux, Simon reviendra toujours.
L’impossibilité de continuer après un deuil, même si l’on sait qu’on y survivra : c’est aussi absurde qu’apparemment miraculeux, comme la survie l’est toujours.
Il l’a déjà perdue, elle a rejoint ce lieu étranger, propre à l l’adolescence, fait de montagnes de ressentiments, de nids-de-poule invisibles.
- Aucun d’entre nous n’est libéré du péché, Gertrie. Mais Dieu ne rejette personne.
Alors où était-il ? (...) Gertrie était revenue au temple et avait cru de nouveau à ses promesses, elle s’y était adonnée comme une amoureuse, elle s’était même inscrite à des cours d’hébreu. Et bien qu’elle eût versé assez de larmes pour remplir l’Hudson, elle ne ressentit aucune miséricorde, aucun changement. Dieu demeura aussi distant que le soleil.
Elle sait depuis toujours qu’elle est destinée à être un pont, un pont entre la réalité et l’illusion, entre le présent et le passé, entre ce monde et le suivant. Il lui suffit de trouver comment y parvenir.
A présent qu’elle se tenait avec ce qui restait de la famille, et alors que Gertrie récitait la « El Male Rahamim », un changement s’opera en elle. Un verrou sauta, de l’air s’engouffra dans la brèche, accompagnée d’un immense flot de chagrin - où de soulagement ? - pour les mots qu’elle avait entendus depuis son enfance. (...) Dans la prière aucun ne manquait. Dans la prière, tous les Gold étaient réunis.
Quand Klara récolte une pièce de monnaie dans l’oreille de quelqu’un ou transforme une balle en citron, elle n’a pas la sensation de tromper les spectateurs, plutôt de leur insuffler une sorte de connaissance différente, un sens élargi du possible. Le but n’est pas de nier la réalité, mais d’en détacher le film transparent, pour en dévoiler les particularités et les contradictions. Les plus beaux tours de magie, ceux que Klara veut réaliser, ne se soustraient pas au monde réel. Ils l’augmentent.
Il aime tant Robert qu’il est réticent à admettre la différence évidente qui existe entre eux. Il veut que leur sexualité les mette à égalité, qu’ils se concentrent ensemble sur la discrimination à laquelle ils sont tous les deux confrontés. Mais Simon à la possibilité de cacher sa sexualité, tandis que Robert ne peut pas dissimuler la couleur de sa peau ; or presque tout le monde, dans le Castro, est blanc.
(...) la brise qui s’engouffrait par la fenêtre soulevait les vieilles photos et les arbres généalogiques collés au mur, à côté du lit. Ces documents lui permettaient de décrypter les mystérieuses négociations clandestines dont résultaient les traits de caractère : les gènes qui se manifestaient, s’éclipsaient, puis resurgissaient (...)
« Notre langage est notre force » avait-il écrit. Au-dessous figurait une deuxième phrase que Daniel avait si souvent repassée au stylo qu’elle semblait en relief, en trois dimensions sur la feuille : « Les pensées ont des ailes. »
C’est de loin le plus bel homme que Simon ait jamais vu en chair et en os : on le dirait sculpté dans de l’onyx, la peau d’un ébène somptueux. Son visage est de forme arrondie, et ses larges pommettes évoquent des ailes, quand elles bougent.
La plupart affirment ne pas croire en la magie, mais Klara en doute. Pourquoi les gens joueraient-il alors en permanence - à tomber amoureux, à avoir des enfants, à acheter une maison - en dépit du fait que, selon toute logique, cela ne dure pas ?
Si la Shoah avait fortifié la foi de Saul, elle avait en revanche affaibli la sienne. À six ans, même ses parents étaient morts. Dieu avait dû lui sembler moins probable que le hasard, la bonté moins plausible que le mal, aussi avait-elle touché du bois, croisé les doigts, jeté des pièces dans les fontaines, du riz par-dessus son épaule. Quand elle priait, elle négociait.
Elle se serait dit que ce qu'elle désirait vraiment, ce n'était pas de vivre pour toujours, mais de cesser de s'inquiéter.
Dans certaines situations, la conjugaison de la psychologie et de la physiologie est indéniable, voire entièrement compréhensible : le fait, par exemple, que les douleurs ne proviennent pas des muscles ni des nerfs, mais du cerveau. Ou encore que les patients ayant une vision positive de la vie sont plus à même de combattre une maladie.
Je voulais faire quelque chose de bien. Alors j’ai pensé, bon, que font les infirmières ? Elles aident les gens, ceux qui souffrent. Pourquoi ils souffrent ? Parce qu’ils ne savent pas ce qui va leur arriver. Et si je les soulageais ? S’ils ont des réponses, ils seront libres, c’est ce que je me suis dit. S’ils connaissent la date de leur mort, ils pourront vivre.
Annie est le genre de femme qu'elle aimerait être, le genre qui fait des choix non conventionnel qui la satisfont.
Il est impossible de communiquer le plaisir de la routine à une personne qui n'en tire aucun contentement. (...) Un plaisir qui ne provient pas du sexe ni de l'amour, mais de la certitude. Si elle était plus religieuse, et chrétienne, elle aurait pu devenir nonne : quel confort de savoir la prière ou la tâche qu'on effectuera pendant quarante ans, à 14 heures, le mardi.
- Les gosses ça pense constamment à la mort. Tout le monde y pense ! Et ceux qui viennent jusqu’à moi ont leurs raisons, alors je leur donne ce qu’ils sont venus chercher. Les enfants sont purs, dans leur souhait ; ils ont du courage, ils veulent savoir, ils n’ont pas peur. Vous étiez un petit garçon intrépide, je me souviens de vous. Mais ce que vous avez entendu ne vous a pas plu. Dans ce cas, vous n’aviez qu’à pas me croire et vivre comme si je ne vous avais rien dit.