Rencontre avec Chochana Boukhobza autour de Les femmes d'Auschwitz-Birkenau paru aux éditions Flammarion.
-- avec le Mémorial de la Shoah
Chochana Boukhobza, est née le 2mars 1959 à Sfax en Tunisie. Elle a étudié les mathématiques en Israël. Elle est l'auteur de plusieurs romans notamment: Un été à Jérusalem (Balland, 1986), le Cri (Balland, 1987), Sous les étoiles (Seuil, 2002), Quand la Bible rêve (Gallimard, 2005), Fureur (Denoël, 2012) et HK (éditions des Arènes, 2015). Et a réalisé des documentaires: Un billet aller-retour (2015), Les petits héros du ghetto de Varsovie (2014), Rawa Ruska, les évadés témoins de la Shoah (2015).
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28/03/2024 - Réalisation et mise en ondes Radio Radio, RR+, Radio TER
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En Gravissant les marches de l'escalier, je surprends un couple qui s'embrasse. Il la tient serrée contre lui, les mains posées sur le bas de ses hanches. Elle secoue la tête, lui dérobe sa bouche avec un rire malicieux et les baisers tombent drus et sonores sur les cheveux et dans le cou. Ils sont très jeunes. Quinze ans peut-être ? Elle a la poitrine plate, les épaules osseuses. Il lui chuchote : "je t'aime" en anglais, quand je ferme définitivement la porte sur l'absence de mes frères.
Et un déclic s'est produit. J'ai soudain compris que j'étais à Jérusalem, que je me présentais devant Jérusalem. Dans cette ville qui m'avait connue enfant, cette ville où j'avais perdu mes dents de lait, senti mes seins pousser et où les premiers baisers de mon amant m'ont embrasée. [...] Et la mélancolie du concerto s'est dévoilée, envoûtante, trop tardive. J'ai entendu la voix secrète du compositeur, son dernier adieu à la femme qu'il avait aimée. C'était une musique sans cadres, sans structure, une musique d'exilé qui parlait de la fragilité des êtres, de la durée trop courte du bonheur.
J'ai senti la peau douce de Jérusalem apparaître derrière les pierres blanches, puissantes et râpeuses des murailles. Une peau douce derrière l'os de la ville. Des centaines d'hommes sont morts pour ce sanctuaire. Des milliers de jeunes gens de vingt ans y ont été blessés. Mais rien n'a changé dans la cité. Incroyable paradoxe, territoire paradoxe d'une civilisation qui s'interdit de déplacer une pierre de la ville, mais qui accepte qu'on meure pour elle.
Les mots en arabe ont sur moi un pouvoir mystérieux, une portée plus forte que l'hébreu, le français ou l'anglais. Ils sont la griffe de l''exil, du temps avant le temps de ma vie.
Le bonheur n'efface pas le désespoir. Il s'écrit dessus.
Il n'avait que quelques billets dans son portefeuille, mais assez d'argent tout de même pour s'offrir une petite semaine sur le sol de Molière. En une semaine, il aurait largement le temps de récupérer, de réfléchir, de préciser quelques données de ce futur sur lequel, pour la première fois de sa vie, il fonçait comme un bolide. Une semaine, sept jours. Les Israéliens avaient mené une guerre de six jours. Il demandait le même temps pour voir venir.
Elle va devant elle, de la musique plein la tête, celle qu'elle se jouait pour échapper à la souffrance, qui était sa bouée, sa balise, sa corde dans la nuit.
Je l'ai vue tomber, les jambes repliées sous elle, et son corps avait la forme d'un violoncelle brisé.
Toute la musique s'est tue.
Notre groupe est uni par l'enfance, le jeu et les balades dans le pays, mais hétérogène politiquement : Elena et Michaël militent à La Paix Maintenant, Gabriel et Nourit sont partisans d'un Israël fort, Tamar s'en fout. Dans dix ans sans doute, nos conviction politiques nous auront séparés. Mais pour l'instant, notre amitié survit à tout.
En short, les jambes nues, j'étais déjà perdue pour Israël, l'Israël antique qui s'obstine à reconstituer l'univers biblique, et qui, bravant la guerre, s'acharne à édifier sur ces mêmes collines des colonies ceintes de fils barbelés.