Cela faisait bien longtemps que je voulais découvrir l'oeuvre poétique si singulière de Christophe Tarkos, véritable étoile filante de la poésie contemporaine. Disparu en 2004, emporté, à 40 ans par une tumeur au cerveau, il n'aura écrit que durant une petite dizaine d'années. Durant cette courte période, il se fit une réputation dans le milieu littéraire, mais celle-ci éclata véritablement à son décès.
Il contribua avec d'autres amis poètes à promouvoir la poésie-action. Une poésie mise en voix, échappée de la page pour mieux prendre langue avec un public hors des salons feutrés. Il incarnait une avant-garde, un courant poétique loin des formalismes, travaillait avec enthousiasme les mots pour en révéler les dimensions nouvelles. Il écrivait des textes non pas pour être seulement dits mais expulsés, dans un faux-semblant d'improvisation. Des mots qui révèlent le souffle et ses variations, la voix et ses intonations, des mots à jamais confondus avec la langue.
Repris en 2008 dans " Écrits poétiques " chez P.O.L, " Ma Langue est poétique " est le tout premier recueil que je lis de Christophe Tarkos.
Découverte... surprenante !
" Ma langue est poétique, ma langue est absolument poétique, ma langue est immédiatement poétique, ma langue est poétique, ma langue est poétique est un leitmotiv poétique, ma langue est poétique est poétique, ma langue est poétiquement désirée, c'est un désir de langue, un désir de langue poétique, une langue poétique, une langue poétique, ma langue est une langue poétique, ma langue se répète poétiquement, ma langue est une répétition poétique, ma langue s'agence poétiquement, ma langue est un désir de langue. "
Le recueil est ainsi composé de plusieurs textes en prose où " Ma langue est poétique " revient sans cesse comme un thème, un motif qui rythme par la répétition le long poème. Rythme qui se retrouve aussi dans la mise en page du recueil. On sent que le texte est comme une mise en performance, une mise en scène de la parole. Christophe Tarkos y parle de son amour immodéré de la poésie mais aussi de la langue comme organe libérant le flux des mots, l'exposant comme en pleine lumière.
Les premières considérations sur la poésie font peu à peu place à une vision de la langue plus inquiète, plus tourmentée. le rythme s'accélère, s'emballe dans une longue énumération comme pour atteindre un point de rupture.
" Ma langue abonde accélère accorde accumule additionne agresse ajoute alterne amalgame amorce amplifie annonce ânonne anticipe appelle applaudit articule aspire assimile associe attaque atteste attrape augmente avertit automatise bafouille bâille baise balbutie balade banalise barre bégaye bénit biffe blanchit blasphème bonimente bouffonne bredouille brouille brise bruit cabotine cadence calque catalyse change chante charme chasse chiffre chuchote circule claque clive colle combine. "
La suite revient sur un rythme et un sens plus apaisés, en reprenant le même motif de " Ma langue est poétique ".
On devine à la lecture de ce texte et de ses variations rythmiques que la poésie chez Tarkos est tout entière livrée à une recherche d'intensité, à un trop plein d'énergie qui passe par la voix et le souffle, une oralité qui est une présence physique.
La poésie de Christophe Tarkos, plus qu'une simple lecture, ressemble plus à une expérience particulière de la poésie. Elle dépasse de loin la dimension de l'écrit et ce qu'on entend habituellement par le genre poétique. Il y a dans son écriture quelque chose de déstabilisant, d'absurde aussi mais toute son écriture est profondément libre, entière et généreuse. C'est ce qui me plaît particulièrement chez Christophe Tarkos.
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Un retour vers la poésie de Christophe Tarkos au travers de le Petit Bidon, une anthologie encore publiée chez P.O.L en 2019.
Certains des textes présents dans ce recueil ne l'étaient pas dans Écrits poétiques que j'avais lu précédemment. C'est un plaisir de retrouver cet écrivain, ce grand promoteur de la poésie-action, une poésie d'avant-garde dans laquelle la parole est portée jusqu'à son incandescence, poussant jusqu'à saturation le sens du texte.
Le Petit Bidon est composé de longs textes en prose (quelques-uns seulement sont en vers ou en calligrammes). Chacun des poèmes est constitué d'un mot-thème qui sans cesse va revenir dans l'écriture. Cette répétition va faire le rythme, le coeur battant du poème. Jouant sur l'accentuation, la scansion, Tarkos fait s'accélérer, s'emballer le texte, comme s'il recherchait un point de rupture, de décrochage, l'épuisement du sens :
« LE PETIT BIDON
on a un petit bidon, un bidon d'huile, sur la table
un petit bidon vide, un petit bidon normal
normalement
sur la table
avec
du vide dedans
il est fermé mais il est vide
si on regarde dedans le petit bidon
on a du vide
on a rien
on regarde sur la table et on voit un petit bidon
qui ne déborde pas de la table
le petit bidon reste bien à sa place, il ne bouge pas
il ne déborde pas comme une grande masse
blanche qui viendrait par-dessus la table et qui
viendrait déborder la table et qui viendrait se
mettre dessous la table
il reste au-dessus de la table
il est totalement vide
il ne se passe rien
qu'un petit bidon sur la table
mais dedans le petit bidon
il se passe beaucoup de choses dedans le petit
bidon
on a
de l'air, de l'air dans le vide du petit bidon de
métal fermé
c'est un petit bidon, il n'est pas grand, il n'a pas
beaucoup de taille
il est un petit bidon d'huile, qui est sur la table,
qui est posé sur la table
et qui est vide et qui est fermé
et dedans, dedans il y a de l'air
et dans l'air, par contre, il se passe beaucoup de
choses dans l'air
il, il bouge
l'air bouge dans le petit bidon
[…]
Dans tous ses textes, quel qu'en soit le thème, la langue de Christophe Tarkos est description, abondance, accélération, accumulation, addition, amplification de mots. Elle est aspiration à quelque chose, à l'irruption d'un chant.
Tous ses textes ne sont pas écrits pour être seulement lus mais pour être dits, scandés, expulsés par le mouvement du souffle, de la voix, le cri aussi parfois. Sa poésie est matière, elle engage la sensibilité mais aussi un rapport quasi physique au texte.
« MANIFESTE CHOU
Ça ne peut plus durer comme ça. Il y a quelque chose qui ne va pas. Dans l'utilisation faite du mot poésie, dans l'utilisation qui est faite du mot. Ce n'est pas possible. Il faut faire quelque chose. On se retrouve dans n'importe quoi, la divagation, on sait plus où on met les pieds, il y a tout et rien, personne ne sait plus ce qu'il fait, ça ne veut plus rien dire. La pensée créatrice, la beauté verbale sont réduites à des frivolités municipales, à des claquements de mains, s'engluent dans la bande sonore du championnat américain de basket, dans le chuchotement de phonèmes murmurés, ça tourne, ça peut tourner longtemps, occupe, occupe le terrain, lissé, bruisse, chauffe.
ouch, ouch, ouch, ou chchchchchchchchch ou pchchch..., chuuu... uut, Tchou!, tchou-tchou- tchou, chou, c-h-o-u, ou le grand C.H.O.U., le c, h, o, u, x, Ahgrrchchouououou..., hou..., il était une fois une fille chou qui était très-chou, suçait, les feuilles de chou, les bouts de chou, les têtes de chou, rentre dans le chou, plante tes choux, échoue à ramer des choux, ou chou pour chou, ou chou est tête et cul, est chèvre et chou, mâche, se rachète en chou vert, chou rouge, chou frisé, chou blanc. […] »
Lire Christophe Tarkos ne va pas de soi, c'est une expérience très particulière de la poésie. Elle déborde de loin la seule dimension de l'écrit et de la lecture. Elle éprouve le lecteur, le met face à ses limites, comme si le mot, tel un objet jeté au sol, en faisait s'éparpiller des centaines d'autres. Il y a dans cette écriture quelque chose de déstabilisant, d'improbable, mais aussi de profondément libre et intuitif.
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Grand livre de poésie, mélange d'expériences, de constructions, déconstructions, anecdotes.
Grand à mon sens car l'expérience ne se répète que très peu et on reste toujours surpris de l'inspiration énorme de Tarkos.
C'est très très bien écrit, parfois faussement absurde, Joycien, un peu inspiré de Pennac ou de Novalis par moments.
Très intéressant, bien écrit, riche et humble à la fois.
Une mine d'inspirations. Entendu un peu à France Culture dans poésie et ainsi de suite de Manou Farine puis j'ai regardé ses performances sur youtube. Très intéressant à lire à haute voix.
Une expérience inoubliable
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Etant donné qu'il s'agit d'un recueil de poèmes, textes, interviews, je note lu avec 5 étoiles, pour les poésies qui me vont droit au coeur, étant donné que comme tout recueil de ce genre, on pioche au hasard des pages. Tout de même, quelle personnalité hors normes ce Tarkos, pour avoir osé quelque chose qu'on ne retrouve nulle part ailleurs;
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Un grand petit texte. Une bouffée d'air.
Un air qui tourne et retourne dans le petit bidon.
Et ça c'est bien
Parce qu'il le mérite, son. Petit bidon, le Tarkos.
Paix a si âme
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