M. Le Bellant arriva sur ces entrefaites et fut pratiquement saisi d’un vertige devant le chef-d’œuvre. Jamais, aussi loin que sa mémoire pouvait le porter, il n’avait eu le loisir d’admirer une pièce aussi aboutie ; d’approcher des incrustations aussi fignolées et des mariages d’essences si heureux. Parfaitement proportionné, le cabinet à abattant, aux pieds légèrement cambrés, déployait une marqueterie aux placages sculptés de bois de rose sublimant l’acajou massif ; de minces filets d’olivier parcouraient subtilement le soubassement du meuble.
Le conservateur du mobilier de Versailles s’enquit sur-le-champ de l’auteur de cette merveille et après que Louis l’ait informé qu’il en était l’artisan, l’invita à le suivre.
Il désespérait de revoir la belle qu’il avait tout juste entraperçue, lorsque la fenêtre du second étage donnant sur un petit balcon s’ouvrit dans un bouillonnement de tissus. Miracle divin ou chef-d’œuvre du ciel, la jeune personne à la fraîcheur virginale se tenait à quelques pieds au-dessus de lui et il pouvait la contempler à loisir. Corsetée, baleinée dans une robe de taffetas d’un bleu lumineux, le teint pâli au blanc de céruse et les pommettes légèrement rosies, la damoiselle ressemblait à une poupée dont on aurait peint les lèvres au carmin de cochenille. Il pouvait même, de là où il était, distinguer sur son visage délicat une petite mouche soigneusement appliquée au-dessus de sa lèvre supérieure.
Louis, appuyé sur sa jambe gauche, n’avait pas bronché. Il n’ignorait point, lui que l’on regardait comme un sujet simple et fort ordinaire, que l’apprentissage de sa misérable vie commençait ici et qu’il devrait accepter brimades et humiliations, sans jamais maudire, s’il voulait un jour accéder… qui sait, à une qualification. Mais, avant que la jurande appose sur un de ses meubles le poinçon JME, il avait encore du chemin à faire. Fillol évoquait souvent avec ses gars les contrôles qualité qu’il devait subir et, plus encore, l’espionnage de son savoir-faire, notamment la duplication, sans son autorisation, de ses meubles originaux par des voleurs d’esprit.