Un jour, elle avait passé beaucoup de temps à cueillir des pissenlits et les avait fièrement disposés par terre dans sa chambre. Le lendemain matin, voyant qu'ils ne s'étaient pas changés en aigrettes, elle se dit que c'était peut-être parce qu'elle n'arrêtait pas de regarder et que la magie n'opérait que lorsqu'on ne regardait pas. Gareth essaya de lui expliquer qu'ils devaient être vivants pour se changer en aigrettes. "Mais quand se sont des aigrettes, ils sont morts", dit-elle. "Ben, ils se sont transformés, tenta-t-il d'expliquer. Il faut qu'ils soient vivants pour se transformer. La fleur doit mourir pour se changer en graines. Ils meurent pour donner d'autres pissenlits." Un pissenlit qui meure donne mille nouvelles fleurs. "Les gens ne font pas ça, hein? demanda-t-elle. "Non, dit Gareth. Les gens ne font pas ça.
Il pense aux souvenirs de son père qu’il lit le soir pour s’aider à s’endormir. Pour introduire des sons dans le calme. Et combien c’est long et difficile à comprendre, parfois ; le dictionnaire n’a pas les mots qu’il ne connait pas : il doit jeter des passerelles de sens, ça et là. Comme s’il descendait une rivière en marchant sur des pierres. Il préfère les appeler des souvenirs, car « mémoires » est trop majestueux, trop factice.
Partout où il allait il apportait avec lui quelque chose de nocif et même les objets inanimés semblaient le savoir. Ils le craignaient à leur façon.
La nuit ondulait sous le calme. Il entra dans la bergerie. Les brebis étaient à différents stades de repos et l’endroit était tranquille et maternel. Rien que des bruits de mastication et parfois un mouton qui toussait. Il posa la torche sur l’étagère et alluma la lumière, quelques agneaux bêlèrent et de la boîte de réchauffement lui parvient le chahut des orphelins excités à la pensée de manger.
Le souvenir lui revient en force, avec ce goût très fort ; il remonte très distinctement du fond de lui-même. C’est comme les sentiments, çà. Les souvenirs et la vraie tendresse sont sous la surface, comme des réservoirs immobiles attendant qu’on y puise.
La vue est magnifique ¬— le champ en pente douce et la mer qui s’offre au regard, bleue et soyeuse, au-dessus d’une épaisse rangée d’ajoncs, telle une explosion de jaune. Par ce temps, par cette chaleur, les ajoncs ont parfois une odeur de miel et de noix de coco, et on entend les cosses éclater au soleil en claquant.
Les gens sont séduits par les canards, par leur calme placidité de surface. Ils tombent sous le charme de l’imbécillité apparente de leurs sourires et de la douce folie de leurs coin-coin. Or ce sont des créatures dangereuses qui complotent, tels des toxicos socialement intégrés.
Beaucoup de touristes viennent ici tous les ans. Pour la plupart, ce sont des citadins qui ne comprennent pas la campagne — c’est comme un parc, pour eux. Ils voient un chat et se disent que çà doit être un chat errant, parce qu’il n’est pas juste à côté d’une maison.
Le monde, songe-t-il, est plein de petits actes d'héroïsme exceptionnels, qui lui ont toujours semblé tellement plus remarquables que les grands éclats de bravoure de l'histoire. Quelque part, songe-t-il, nous trouvons la force.
Sa femme était à l'étage avec une migraine. Il ne savait plus trop s'il croyait à ces migraines. Même s'il s'en voulait de le penser, il avait l'impression qu'elle pouvait les déclencher ou les arrêter à volonté.