Danzy Senna

J'avais absorbé tout ce qu'ils avaient dit l'un sur l'autre en notre présence, et je croyais que le fait d'apprécier mon père, de l'aimer, d'accepter que je puisse passer un bon moment avec lui, en dépit de tout le reste, revenait à trahir ma mère.

Si elle avait été là, ma mère m'aurait forcée à boire du thé au gingembre et à manger des petits -beurre. Elle m'aurait posé un linge humide sur le front et tendu un livre à lire. Pour elle, la lecture était le meilleur des médicaments.

Au bout du compte, on dirait que l'histoire fondamentalement américaine - en admettant qu'il soit possible de définir une telle notion - c'est celle de la famille de mon père, une histoire aussi trouble que les marais de Louisiane où il est né.

Il doit avoir ses raisons, mais savoir qu'il en a ne nous a pas guéris. La rédemption se dérobe à notre prise. Qu'est-ce que c'est, le contraire de la rédemption? La stase? Je n'en suis pas certaine. Ce que je sais, c'est seulement que nous sommes pris dans la nasse.

Toute déclaration ou description concernant mon père peut, sur-le-champ, se voir contredite dans la phrase qui suit. Il est toujours une moitié de quelque chose, et n'a de certitudes sur rien.

En prenant place sur le siège passager, je me sentais nerveuse : je n'avais pas l'habitude d'être seule en sa présence ; d'ordinaire, ma sœur et mon frère m'accompagnaient, et venaient prendre place de part et d'autre de moi, tels des remparts qui m'engloutissaient, me protégeaient, et je devenais invisible entre mon adorable frère et ma sœur aînée qui, belle et douée comme elle l'était, était, de loin et sans conteste, la préférée de mon père.

Quand je les considère avec attention, les différentes parties de ma famille, loin d'une quelconque ségrégation, ressemblent plutôt aux pièces emboîtées d'un même puzzle incomplet.

Dans la voiture, je sentis naître en moi une toute nouvelle affection pour mon père, une intimité qui m'avait échappé toute ma vie. C'était comme si, ici, dans le Sud, nous occupions enfin un nouvel espace. Les ordonnances restrictives, le non-paiement de la pension alimentaire et les années de conflit à Boston étaient bien loin. Mon père et moi étions, enfin, des amis, nos têtes battant la mesure ensemble au gré de la musique des bayous, en route pour l'aventure.

Par la fenêtre, je découvrais le décor typique du Sud : une grande surface Piggly Wiggly, un panneau "Dieu vous garde", une enseigne de restauration rapide Hardee's. Derrière une station service, une salle de bingo tenue par des Indiens.

Il m'était déjà arrivé d'être en butte à pareille hostilité : ma famille, le simple fait que nous existions, avec toute notre complexité, répugnait certaines personnes. La grand-mère noire sur la photographie posée sur le bureau de Mme Wooding, la petite-fille à la peau claire debout devant elle : c'était comme si la manifestation de cette dissonance avait déclenché le souvenir du traumatisme racial.

Il s'est agi d'un traumatisme tranquille et difficile à verbaliser parce que je m'étais identifiée à la tristesse et à l'instabilité de mon père, et à la solitude qui imprégnait l'espace tout autour de moi. Ma présence, assise près de la fenêtre en train de faire mes devoirs, de scruter la rue dans l'attente de la voiture de ma mère, faisait de moi, en quelque sorte, une composante de sa mauvaise humeur.

De ce côté-là de ma famille, on s'intéressait avant tout au récit de geste familiale - dans ses aspects criminels aussi bien que louables. Jamais lesdits ancêtres ne s'étaient lassés de contempler leur reflet au bassin de Narcisse. Ils avaient mis tout leur énergie à demeurer les protagonistes du récit, lequel était, selon eux, une histoire de Blancs, les Noirs servant de simple toile de fond à leur narration, comme sur ces photos de mode de Vogue, où une femme blanche d'une mètre quatre-vingt se dresse au milieu d'un groupe de paysans indiens dont la peau noire, la corpulence et l'aspect primitif ne sont là que pour accentuer le glamour et le raffinement de l'Occident. Les Noirs figuraient dans chroniques des Howe/DeWolfe/Quincy en tant que simples marqueurs à l'aune desquels mesurer la valeur morale de l'homme blanc.

Nous ne sommes, éternellement, que déplacements, propagation, scissions –qu’efforts pour nous réinventer, une génération après l’autre, opérant, à chaque nouvelle alliance, une combinaison des races.

Une fois de plus, un document officiel l'avait privée de son nom. De son acte de naissance, où n'en figurait aucun, aux extraits de baptême falsifiés de ses enfants, il avait, paradoxalement, incombé aux noms d'effacer simultanément et la vérité et la personne.

Il a enfin réussi à s'échapper de l'Amérique - mais est-ce lui qui a fait le choix de quitter le pays, ou est-ce l'Amérique qui l'a chassé?

Il ne cessait de me demander ce que les Américains "disaient" à propos de tel ou tel sujet politique brûlant, comme si s'exprimait, dans les rues, quelque opinion collective, comme si les Américains se regroupaient à chaque carrefour, dans tout le pays, pour échanger leurs impressions.

Ne comprenait-il pas que je cherchais à sauver ma peau? A me préserver de la rancœur? A me préserver de la violence, et de la solitude et de la déception que j'aurais encourues à l'aimer? J'ignorais, à l'époque, qu'il avait vécu une partie de son enfance dans un orphelinat, mais je sentais que, en m'alliant à lui, je me serais moi-même rendue orpheline.

Parce que, au bout du compte, je suis sa création noire : sans lui, je ne serais rien, rien qu'une wasp au bronzage permanent ; sans lui, je serais dénuée de tout point de vue, de toute flamme.

Nous nous sommes raccrochés aux quelques détails glanés dans cet article éphémère ; nous les avons repris, au besoin, pour expliquer notre nom, nos traits, et c'est cette carence même d'informations qui a fait de Francisco un homme de légende, un GI Joe prenant soudainement vie, ou encore l'archétype même du héros romantique aux racines exotiques.

Parce que son histoire personnelle était trop lourde à porter, elle s'était changée en une abstraite Histoire de la souffrance noire.