« C’est important l’équilibre pour un boxeur. Sinon, il tombe. »
Fief c’est bref, court, concis. Et pourtant tout est dans le mot : le milieu, le clan, les codes, les repères, la zone délimitée, le trou paumé. Le mot se prononce vite, se siffle, se jette, se pulse et il suffit à regrouper ceux qui s’y reconnaissent. Il sonne comme l’univers de Jonas que nous suivons et déclenche la langue hachée, nouvelle, rituelle et slamée des personnages. Une langue ou un langage…J’ai été déroutée les premières pages, jusqu’à me braquer, sentir les défenses se lever face à l’inédit d’un parler, tout à la fois lent, mais difficile à suivre dans l’échange impoli, sans présentation, non annoncé par la syntaxe et typographie. L’absence de ponctuation dans des phrases à rallonge, très descriptives (foison de détails au premier abord futiles) et dialoguées nous plonge, immerge dans un cercle très privé, un clan aux surnoms singuliers, qui renforce le sentiment d’étrangeté et le tournis dans lequel nous sommes pris. La ronde des mots jetés, des visages qui se saluent, nous ballote à la façon du pétard qui circule et se passe de mains en mains. Le flot gouailleur et rythmé du groupe de copains qui échangent le vide qui les rassemble dans un langage bien rôdé, nous embrouille, répulse un peu et nous perd jusqu’à provoquer le malaise au début. « Fumer n’était plus l’occupation, on fumait en se demandant ce qu’on allait bien pouvoir foutre. On n’était plus dehors. On s’est enfermés. On a opté pour d’autres jeux. Des jeux auxquels on peut jouer assis. On ne se lance plus de glands. On ne se lance plus de boules de neige. On ne se balance plus des ballons de basket dans la gueule. On ne se lance plus que des insultes. »
Mais le charme opère, il opère même très vite. La langueur des phrases qui nous inclut peu à peu dans le club est tranchée par des paroles plus courtes, incisives, du narrateur Jonas quand, de nouveau seul, il parle ses journées, son décor, ses occupations. C’est net, direct, sans nul besoin de séduire ou de fausser, minimiser ou édulcorer une réalité, pourtant peu attrayante. Il énonce et on voit. On voit les moindres détails d’une mimique, d’un geste, d’une peau, d’un galbe, d’une hésitation. On entend le sourire complice, le grognement vexé, le souffle susceptible, l’inquiétude interdite, le rire hilare et compagnon. Et ce malgré le peu de paroles échangées entre eux car il n’y a plus grand-chose à dire de ce qu’ils savent déjà et de trop. Ils font jour après jour. Jonas témoigne de la façon dont il évolue et l’acuité de son regard nous immerge parfaitement dans ce fief.
Fief c’est un territoire, une topologie : celle d’un monde à la fois commun et singulier, puisqu’il est celui de Jonas et son entourage. Familier, banal, enclave entre ville et campagne, entre autoroute et départementale, fleuve et canal…deux rives, deux collines qui se font face et opposent les vielles pierres aux tours bétonnées, bourgeois et prolétaires. C’est le pavillon, le quartier, la cité, un club de boxe, un jardin abandonné, une chambre confinée. « Chez nous, il y a trop de bitume pour qu’on soit de vrais campagnards, mais aussi trop de verdure pour qu’on soit des vraies cailleras. Tout autour, ce sont villages, hameaux, bourgs, séparés par des champs et des forêts. Au regard des villages qui nous entourent, on est des citadins par ici, alors qu’au regard de la grande ville, située à un peu moins de cent kilomètres de là, on est des culs-terreux. »
Jonas partage ce domaine avec les amis de toujours. Ils se regroupent, s’agglutinent dans le peu d’espace dédié ou mansarde improvisée au cœur d’un jardin abandonné, et remplissent le vide encombrant : inventent des jeux de cartes aux principes de points inversés pour auréoler le plus grand démuni, se chambrent, chamaillent, trafiquent, un peu, et se grisent dans des volutes parfumées aux effets de moins en moins probants, mais indubitablement nécessaires pour brouiller les gris, marrons ternes de leur environnement. « …on joue à un jeu pour lequel on reconnaît entre nous qu’il nécessite une sacrée dose de chance. Celle qu’on n’a pas dans la vie, on la surine aux cartes. »
Les rapports sont instinctifs, le respect n’est pas à démontrer et ne rougit pas de l’agacement comme mode de communication ni du dialecte grommelé, parfois vulgaire, rassurant. Ces grands mômes sont attendrissants et l’on sourit avec eux devant leur sincérité désarmante, même grimée derrière des apparats de rue qui forgent une identité, ou plutôt une appartenance. « Mais j’en prends quand même un pour taper sur l’autre, ça cafouille dans tous les sens, on se chiffonne, on se mêle, on se froisse, mais quelque part on communie. En se bagarrant on s’est reconnus. On était le même genre de galériens à n’avoir que ça pour exister. »
La vie est un combat de boxe et le fief est un ring où chacun tente de trouver et préserver un équilibre pour esquiver des coups, en donner des justes, et pourquoi pas viser la coupe laquelle ouvrira d’autres horizons. La danse des corps qui combattent est admirablement retranscrite et on ne s’ennuie pas à imaginer les mouvements retenus, déliés, tout en muscles et en malice des ces garçons pour qui la boxe devient la voie des rêves
La colère est absente de ce premier roman. Pourtant la lucidité douloureuse de ce territoire sans espoir avec laquelle le narrateur Jonas nous parle pourrait glisser vers un discours plus vindicatif et revendiquer, accuser, pointer…Il n’en est rien. Jonas et son entourage sont authentiques, directs et presque empreints d’une certaine sagesse à composer avec le domaine dans lequel ils sont nés, résolus ou résignés à faire avec, fatalité d’un destin qu’il n’est pas toujours aisé à déjouer malgré les possibles. Jonas et ses amis seraient donc les maîtres de ce fief, ou des vassaux d’un nouveau genre, bien contraints d’y développer, dérouler un quotidien, régulé par la société seigneuriale, faussement acteurs de leur existence puisque pris dans les limites d’un territoire, baigné d’ennui.
Je retiendrai derrière la tristesse en filigrane dans le texte, la tendresse, celle de l’amitié, celle des anciens pour les plus jeunes, la tendresse maladroite dès lors qu’il faut composer avec le désir sexuel et la relation plus intime avec l’autre, la tendresse digne de celui qui reste pour celui qui quitte. Etonnamment, au-delà de cette écriture orale, langagière, nullement démonstrative, l’élégance est bien le mot qui me vient quand je pense à Jonas et ses acolytes. Elle se pare, pudique, se perd dans des attitudes adolescentes ennuyeuses et parfois irritantes mais l’inoffensivité des jeunes est réellement touchante car toute révélatrice de leur non-choix de vie, du fief ainsi subi, fief château de l’enfance à préserver, fief piège de l’adulte en devenir qui se cogne à la réalité. « Et bien souvent je m’imagine avoir le même destin, un destin qui me permettrait de me rencontrer moi-même, sans les autres, qui ne constituent plus qu’un miroir déformant. Seul sur une île je n’aurais personne à qui me comparer. Et je pourrais travailler à ma survie, pour ne plus avoir à me demander si je vis bien. Heureusement j’en ai trouvé qui me ressemblent. On se soutient dans cet exil. Tous solidaires, ensemble. Tous à vouloir sortir du rang pour se retrouver enfin seuls, et tenter de comprendre ce qu’on est censés faire avec ça. » Entre nostalgie et constat, il s’agit bien d’une vie et de son décor réel dans lequel on n’a pas d’autre choix que de faire, chaque jour qui passe. Chapeau bas aux seigneurs qui se méconnaissent dans ce fief et à David Lopez pour ce premier roman reçu comme un uppercut au ralenti, enrobé dans un nuage de beu, presque envoyé en caresse pour que l’impact soit accusé mais non violent, empreinte que je ne suis pas prête d’oublier ni d’effacer.
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