Dennis Lehane

C'est un dur à cuire, non parce qu'il est particulièrement dur, mais parce qu'il est trop con pour savoir qu'on n'est pas obligé de se comporter de cette façon.

Vous n'avez jamais vu la couleur verte tant que vous n'êtes pas allé au Vietnam. Ça fait des années que j'essaie de la décrire et que je n'y arrive pas - les rizières, le matin, avec la brume qui monte de l'eau et le ciel d'une teinte orange sanguine le soir, et les oiseaux qui rasent la surface des deltas et, je sais pas, on dirait un endroit que les dieux pourraient choisir pour partir en vacances. Un émerveillement permanent. Mais cette beauté s'est trouvée mêlée à la mort et a foutu la merde dans ma tête une fois que je me suis rendu compte que la mort, c'était moi, en train de me balader partout avec mon grand fusil. C'était moi qui tuais toute cette beauté. [...] Mais quand je me shootais, tout ça , ça disparaissait, et je ne sentais plus que l'émerveillement. [...] L'impression que toute cette beauté se répandait dans mes veines. Elle était comme chez elle dans mon corps. Et je me sentais parfait. Je me sentais entier.

C'est un dur à cuire, non parce qu'il est particulièrement dur, mais parce qu'il est trop con pour savoir qu'on n'est pas obligé de se comporter de cette façon.

Ils sont pauvres parce que la quantité de chance qui circule dans ce monde est limitée et qu'ils n'en n'ont jamais reçu la moindre part. Si la chance n'atterrit pas en plein sur vous quand elle tombe du ciel, si elle ne vous trouve pas sur son chemin quand elle se réveille le matin et qu'elle se met à chercher quelqu'un à qui elle va s'attacher, vous ne pouvez rien y faire.

Je suis entré dans la cuisine et j’ai vu Angie en train de carboniser un bifteck sur ma gazinière. Angie cuisine environ une fois toutes les années bissextiles, sans jamais le moindre succès. S’il ne tenait qu’à elle, elle échangerait sa cuisine contre un comptoir de vente à emporter.

Il est impossible de se garer sur Tremont ni même d’y traîner plus de trente secondes. Une armée de contractuelles, importées de la section féminine des Jeunesses hitlériennes peu après la chute de Berlin, parcourt la rue, à raison d’au moins deux par pâté de maisons, têtes de pitbull sur des corps de borne d’incendie, en attendant seulement qu’il y ait quelqu’un d’assez stupide pour ralentir la circulation dans leur rue. Dites « Bonne journée » à l’une d’elles, et elle vous fera enlever votre voiture pour avoir fait le malin.

Lauren, appelait pour me faire de méchantes promesses concernant une paire de ciseaux rouillés et mes parties génitales.

C'est un trait de famille chez les Coyne – au moindre sentiment de bonheur, on fuit. Parce que la seule chose susceptible d'arriver après le bonheur est la souffrance.

On devrait toujours être capable de se rappeler les derniers mots qu’on a dits à quelqu’un.

Quand vous gâtez les gens, ils ne vous remercient pas. Ils ne sont pas reconnaissants. Ils finissent par penser que tout leur est dû. Ils se mettent à exiger des choses qu'ils n'ont aucun droit d'exiger.

C'est un dur à cuire, non parce qu'il est particulièrement dur, mais parce qu'il est trop con pour savoir qu'on n'est pas obligé de se comporter de cette façon.
(p. 182)

Depuis que j'ai appris à marcher, tout ce que j'ai vu autour de moi, c'est la haine et la rage, des gens qui s'abrutissaient d'alcool pour ne pas s'en apercevoir. Et puis ils se levaient le lendemain matin pour refaire la même chose. Et ça pendant des dizaines d'années, putain. J'ai passé toute ma vie à mourir. Quel que soit le temps qui me reste, je veux le vivre. J'en ai marre de me noyer.
(p. 100)

(Elle) lui rend son regard, les yeux vides, la bouche relâchée et entrouverte. (...)
Mary Pat se souvient de Little Peg* quand elle avait cinq ans et qu'elle la gardait de temps en temps. Cette Little Peg là était à se tordre de rire et elle pétillait comme un fil électrique coupé sous la tempête. Elle était tellement consciente d'elle-même et de la vie autour d'elle, si pleine de joie.
Qu'est-ce qui leur enlève ça ? se demande Mary Pat.
Est-ce que c'est nous [leurs parents] ?
(p. 66-67)

* sa nièce de 17 ans

(...) comme son père et ses oncles avant lui, (il) a autant de conversation qu'un jambon cuit. A noter toutefois qu'il est passé maître dans l'art de ne pas dire grand-chose quand il est avec les filles et ses copains, à Southie High, transformant la torpeur naturelle de son regard en une sorte de mépris paresseux que les jeunes considèrent comme un signe de décontraction désinvolte. Et sa propre fille s'y est laissé prendre.
(p. 37)

Le changement, pour ceux qui n'ont pas leur mot à dire, est juste une façon plus jolie de parler de la mort. La mort de ce dont vous avez envie, la mort de tous les projets que vous avez pu faire, la mort de la vie telle que vous l'avez toujours connue.

Frank s’écroule au sol, sa carcasse n’étant plus qu’un paquet d’organes inutiles, son âme déjà à mi-chemin de l’enfer.

Elle va dans la salle de séjour, la poubelle à la main, et y balance toutes les canettes de bière qui traînent. Elle vide les cendriers de la table basse et de la desserte, puis un autre qu'elle trouvé sur la télé. C'est à cet instant qu'elle aperçoit son reflet sur l'écran, et elle ne parvient pas à faire coïncider la créature qu'elle voit avec l'image d'elle-même qu'elle conserve dans son esprit - une image qui n'a que peu de ressemblance avec cette masse de cheveux moites et emmêlés et ce menton qui pendouille, le tout vêtu d'un débardeur et d'un short. Même dans le gris terne de l'écran, elle distingue, sur le côté extérieur de ses cuisses, des veines bleues qui, sans qu'elle sache vraiment pourquoi, ne lui semblent pas possibles, pas déjà. Non, pas déjà. Elle n'a que quarante-deux ans - bon, d'accord, quand elle en avait douze, elle avait l'impression que c'était un âge où on a déjà un pied dans la salle d'attente du Bon Dieu, mais maintenant qu'elle les a, elle ne se sent pas différente d'avant. Elle a douze ans, elle a vint-et-un ans, elle a trente-trois ans, elle a tous les âges en même temps. Mais elle ne vieillit pas. Pas dans son coeur. Pas dans sa tête.

C’est le genre de chose qui lui arrive fréquemment depuis peu, ces petits moments où elle disparaît en elle-même. Elle ne s’endort pas, elle ne somnole même pas, mais le temps disparaît néanmoins. Et elle a l’impression de disparaître avec lui.

L'infirmière se ressaisit avant que son demi-sourire ne s'épanouisse, puis baissa les yeux.
- On pourrait avancer que ses arguments n'étaient pas infondés. Mais ici, nœud ne qualifions pas les raisons où les motivations de bonnes ou mauvaises, de justes ou d'injustes. Nous tâchons d'éviter toute connotation morale.

Celui-ci va devenir méchant parce qu’il n’est qu’à deux crans au-dessus de l’attardé mental mais il se prend pour quelqu’un de plutôt futé et les gens qui sont comme ça deviennent méchants quand ils se rendent compte que tout le monde se moque d’eux.