Ma soeur a voulu faire du saxophone dès l'âge de quatre ans, prenant de court mes parents qui n'avaient jamais étudié la musique et qui n'en écoutaient jamais. Il lui a fallu attendre de grandir pour pouvoir manier ce lourd instrument qu'elle adorait. A huit ans, elle en parlait tout le temps et disait qu'il était unique en son genre. Qu'on n'entendait que lui lorsqu'il était mêlé à d'autres instruments, que c'était un seigneur, que sa musique était rouillée, éraillée, criarde, mais que c'était la plus belle.
(p. 91)
J'aime ce que l'on me raconte pendant les cours et les noeuds d'ignorance que cela défait en moi. J'aime m'étonner que les pommes de terre et les tomates soient de la même famille, celle des solanacées, qu'il faille un "élément perturbateur" pour qu'un conte soit réussi, qu'Abraham soit aussi bien le père des musulmans que des chrétiens, qu'en anglais libary veuille dire bibliothèque et qu'on ne dise pas for always, mais for ever...
Ma vie merveilleuse, je la sens. Elle fourmille, elle s'éveille, toussote un peu pour se faire la voix, elle est encore un peu enrouée, mais elle respire.
Allez, respire, toi aussi!
Rosinette, ma bichette,
ma poulette, ma brunette en trotinette,
tu embaumes la savonnette à la violette,
et ça me rend le coeur mitraillette.
Je te guette depuis belle lurette et j'adore tes fossettes.
Si tu m'aimes, t'auras droit à une gauffrette.
Léon

Galère, oui, un autre mot qu'elle avait sans cesse à la bouche. Elle le disait dans un soupir qui mourait sur sa moue accablée. Galère, se lever le matin. Galère, avaler son petit déjeuner. Galère, se laver. Galère, porter le trop lourd sac de classe. Galère, suivre les cours, prendre des notes, rester assise pendant des heures, obéir aux injonctions. Galère, les récréations contingentées, dix minutes de liberté grappillées par-ci par-là. Galère, les manières sucrées des autres filles. Galère, les castagnes avec les garçons. Galère, la nuit qui tombe trop vite en hiver, la cuisine aux oignons de maman, la mauvaise haleine de papa. Galère, la couleur de nos housses de couette, le papier peint du salon, les vases ringards sur le buffet. Galère, devoir ôter ses chaussures dans l'entrée, la salle de bains toujours trop froide. [...]
Galère, le petit frère ?
A longueur de journée, je voyais l'ombre de tous ses désenchantements glisser devant les yeux de ma soeur. Certains soirs, j'avais l'impression qu'elle en devenait voûtée, tassée par tous les moments pénibles qu'elle devait traverser parce que c'était comme ça, parce qu'il le fallait, parce que.
(p. 37-38)
A sa mort en 1695, l'écrivain est enterré au cimetière parisien des Saints-Innocents. Mais ce cimetière ferme et il est vidé en 1785 : les restes de La Fontaine sont dispersés dans des carrières autour de Paris. L'imposant tombeau, que l'on peut voir aujourd'hui au cimetière du Pére-Lachaise est donc vide ! Il est là pour qu'on n'oublie jamais le fabuliste.
Nous étions des rescapés.
J'ai mis du temps à faire monter ce mot, le plus juste de tous. Ni malades ni blessés, plus victimes, pas encore pleinement vivants : plutôt rescapés d'une catastrophe
... ..., j'ai réussi à reconstituer son mot de passe, qui ne présageait rien de bon : elle avait choisi "pourriture".
A la première occasion, j'ai déboulé sur le "mur" de ma soeur. Ce que j'ai découvert m'a essoré le coeur.
Ma soeur comptabilisait deux cent vingt-quatre "amis" : presque autant de loups assoiffés de sang prêts à la mordre à tout bout de champ.
Chaque échange était un carnage. A longueur de commentaires, il n'y avait que des insultes, des sarcasmes, des dénigrements.
"Regarder" : quel drôle de mot ! Il y a de la douceur, du moelleux, du rassurant en lui. "Garder", c'est mettre en soi, c'est s'approprier quelque chose pour en prendre soin ou pour l'aimer peut-être, puisqu'on peut le faire par "égard" pour la personne. Mais pourquoi "re" ? Je crois comprendre qu'il y a de la réaction, de la réponse, du rebond ou du rejaillissement dans ce préfixe. J'y perçois aussi du recommencement, de la réciprocité. Je te donne, tu me redonnes.
Exercice.
"Je pars de la maison à 8h10. Je marche pendant 45 min. A quelle heure vais-je arriver?"
Réponse: Il vaudrait mieux prendre le bus.
Elle venait de tomber sous le coup de la terrible loi adolescente. Une vraie énigme, pour moi. J'ai assisté, impuissant, à son entrée dans un monde où tout change radicalement, un monde qui inverse tout, qui transforme la bonne humeur en agressivité, l'enthousiasme en impatience, l'humour en susceptibilité. Et l'énergie en colère.