Je sens dans mon dos son ventre chaud. Je sens ses doigts glisser dans mes cheveux, les réunir, les rassembler, les lier, attentive à chacun de ses gestes, ces gestes nouveaux de notre proximité.
— Tu sais, commence-t-elle, quand j’étais petite, maman me tressait les cheveux quand j’étais triste. Elle disait que ça emprisonnait le chagrin dans la chevelure et qu’ainsi il ne pouvait pas gagner le reste du corps. Il fallait, disait-elle, éviter à tout prix qu’il envahisse mes yeux et me fasse pleurer.
La lecture était restée un refuge. Elle était devenue un exutoire à l'oubli. Une manière de guetter les bruits derrière les portes comme tu le faisais enfant. Tu étais revenu à cet état de solitude. Les livres étaient les amis que tu n'avais pas. Tu y trouvais les mots que tu ne prononçais plus, les questions qui n'étaient plus les tiennes, la profondeur à laquelle tu avais renoncé.
Longtemps, la ville avait eu cette couleur, la couleur aimée de son arrivée, celle qu'elle avait imaginée et espérée. Puis, avec le premier soleil, les terrasses avaient surgi comme si on avait brusquement levé un rideau, et les rues étaient devenues jaune pâle.C'était une couleur frileuse encore, transparente et nue. Elle avait pris de l'épaisseur quand l'été s'était installé, et elle était devenue plus riche et plus dense et, plus tard, Julia l'avait vu éclater comme un fruit mûr. Montréal était brune les soirs d'orage. Elle était nacrée quand les arbres dégoulinaient de pluie, et ses nuits étaient alors vertes et profondes.
Mais tu n'as pas toujours été lâche, tu n'as pas toujours été un arbre sec. Il te semble même avoir longtemps lutté contre la lâcheté. Tu la connaissais bien. Elle glissait des épaules affaissées de ton père quand, dans le long couloir de l'appartement de Chartres, il t'arrivait de le croiser. Elle se camouflait sous le désespoir de ta mère. C'était comme une odeur qui avait imprégné les murs, les rideaux de velours bordeaux qu'on n'ouvrait à peine, l'affreux mobilier anglais de la salle à manger où personne ne s'asseyait jamais, car vous ne receviez pas de visite, mais surtout ce coin de la cuisine où, sur une chaise face à la porte d'entrée, ta mère restait des heures immobile et muette. C'était une odeur que même enfant tu reconnaissais. Elle était celle des portes closes, des repas silencieux, des nuques raides, de tes parents ensemble, mais séparés. Elle était celle d'une vie sans heurts et sans joie. Tu t'échappais comme tu le pouvais. Tu rêvais d'un avenir rugissant où tu serais lion ou chanteur de rock. Tu guettais la vie derrière les portes. Tu jouais dans le couloir, tu y étais plus près du dehors, tu pouvais entendre les voix qui venaient du logement du dessous. Tu percevais des rires, des querelles d'enfants. Comme tu aurais aimé toi aussi un peu de tumulte! Ta mère apparaissait, te regardait sans te voir, et tu cherchais sur ses lèvres pâles une malfaçon, une anomalie, qui aurait expliqué qu'elles n'expriment jamais la gaieté ni le contentement, qu'elles ne s'étirent jamais en un rire, qu'elles ne forment jamais un mot tendre.
Au début, le monde avait deux langues: celle qu’on parlait à la maison, celle qu’on apprenait à l’école, une langue pour l’intérieur, une langue pour l’extérieur, et la petite fille trouvait que le monde était bien fait.
Il fallait un tel lieu pour ton bouleversement. Il fallait un lieu pour le livre, un lieu emblématique et silencieux, pour le toucher, le sentir, pour l’ouvrir et oser te souvenir.
À Strasbourg tu étais vivant, tu étais toi-même. Quand le corps de Sèna était le corps de l’amour avant d’être un corps noir. Quand tu avais oublié d’où tu venais.
Tu as su que le train partirait sans toi.
Tu n’es plus un voyageur.