« – Mon frère est mort. »
Quatre mots lâchés dans un abandon. La brusque franchise du major Ernest Pettigrew face à Madame Ali, garde une certaine retenue… toute désespérée.
Sur le perron de sa maison, il retient le regard de celle qui vient chercher le paiement pour l’abonnement du quotidien. Habillé du peignoir dessiné de clématites de sa femme, il est, silhouette fragile, ridicule et empruntée, dans un état absent.
En deux pas, Madame Ali s’invite et prépare le thé…
Le major, soixante-huit ans, est veuf depuis six ans. Son fils, l’ambitieux Roger, vit à Londres et travaille dans les finances. A Edgecombe St Mary, l’ancien officier du Royal Sussex mène une retraite paisible et confortable dans sa gentilhommière du XVIIème siècle, entre ses livres, son club de golf, les mondanités de bon voisinage, les parties de chasse chez lord Dagenham et ses souvenirs en photos.
Madame Ali, cinquante-huit ans, est veuve depuis deux ans. Pakistanaise de religion musulmane, elle continue à assumer la tenue de son épicerie à Edgecombre St Mary, seule touche exotique dans une campagne très anglaise. Sans enfant, son neveu Abdul Wahid est venu l’aider (façon très diplomatique de dire qu’il est venu chercher son héritage).
Tous deux ne se côtoient qu’entre les murs de la petite boutique aux senteurs épicées. Politesses discrètes, petits sourires bienséants, échanges brefs sur les thés exposés en vrac et les bougies aux couleurs d’un autre monde, l’invisible barrière des différences les distance.
Bertie, l’unique frère, est décédé.
Alors, lorsque le major se perd dans les yeux noirs de Madame Ali, qu’il se laisse mener les jambes flageolantes dans son petit salon, lorsqu’il la voit accomplir le rituel du thé, qu’il admire ses gestes délicats, la courbe de son bras, l’élégance racée de son port de tête, son sourire serein et plein de compassion, quand il la voit occuper son espace intime… Ernest Pettigrew succombe à la grâce et à ses subtiles attentions. De façons naturelles, presque familières, il accueille cet apaisement spontané comme un réconfort légitime.
La solitude du deuil, plongeon dans un néant tangible, se tempère et il est même prêt à accepter son assistance pour le véhiculer le jour de l’enterrement, même si certaines choses doivent se vivre avec courage et dignité, sans tuteur pour son rôle d’aîné. Dès sa naissance ce sont des forces qu’on lui a inculquées avec l’honneur, la patrie, l’estime, la pudeur, le respect et toute autre considération loyale et sincère.
L’amitié d’un homme droit, empreint d’un héritage fier, ancien, militaire et colonialiste, de valeurs traditionnelles… pour une femme de couleur et de confession étrangères, n’est pas une histoire simple et banale dans ce coin de l’Angleterre.
Très vite, ils se promettent de se revoir. Parmi les liens qui les unissent, la solitude, le veuvage, il y a les livres. L’un et l’autre, de tempérament réservé, s’enthousiasment pour la littérature et les œuvres de Rudyard Kipling. Voler un après-midi au quotidien pour converser du patrimoine livresque devient un échappatoire indispensable. Ils prennent donc la petite voiture de Madame Ali (qui la conduit de façon sportive !) et partent en villégiature quelques heures dans la ville la plus proche. Leurs mémoires racontent leurs vies, leurs aspirations et leurs déconvenues. Qu’ils sont doux ces moments secrets ! Ils inspirent une ivresse et un éclat de jeunesse longtemps annihilés, oubliés.
« Major, lui demanda-t-elle, je voulais savoir s’il me serait possible de vous consulter davantage à propos de M. Kipling, quand j’aurai fini le livre ?
Le ciel se mit à cracher de grosses gouttes de pluie, et une rafale de vent froid fouetta la poussière et les détritus contre ses jambes. La tristesse disparut et il songea combien cette journée était splendide.
« Ma chère dame, j’en serais absolument ravi, lui répondit-il. Je suis à votre entière disposition. » »
Cependant, la vie prend une accélération peu attendue… Après le décès de Bertie, une polémique sur une paire de vieux fusils, léguée en héritage aux deux frères, de facture ancienne et rare, soulève la convoitise de Roger et sa cousine Jemima, la fille du frère défunt. Ils verraient bien la vente des armes combler leurs finances. Aussitôt l’idée émise, les fibres nerveuses du major s’agitent et se révulsent ! Roger présente à son père une jeune américaine… sa fiancée… et lui confie leur désir d’habiter une vieille demeure de caractère près de chez lui… ça fait chic et authentique. Le club de golf, institution huppée, décide d’organiser une soirée aux parfums de l’Asie et demande des conseils à Madame Ali… l’exotisme est follement attractif. Un riche Américain souhaiterait acheter les terres de lord Dagenham et construire, dénaturant ainsi le paisible village. Le neveu de Madame Ali se retrouve dans une position déshonorante…
Rien est simple et tout semble se liguer pour contrer la naissance d’une estime, une affection… peut-être une amourette.
Entre petits tours au jardin pour admirer les roses écloses, louer les clématites et le chèvrefeuille, boire le thé et en respecter l’art et la manière, s’immerger dans les lectures et en raconter la trame, des minutes et des heures, fuir le temps et fuguer comme des adolescents, retrouver la passion et redécouvrir la vie, délasser les corsets, faire sauter les boutons, désamidonner l’étiquette, se libérer des contraintes, jouer le coquet et l’effrontée, reconnaître les sentiments, être conciliant avec l’autre, sourire, être simplement heureux et vivant… Entre tout cela, et bien avant, il y a… les voisins, la famille, les amis, l’extérieur… le conservatisme ambiant, le conflit des générations, des ambiances guindées, de l’impolitesse et du mépris dans les sphères de la bourgeoisie, le racisme sophistiqué et condescendant, la grossièreté et l’irrévérence des gens incultes et fortunés, l’ambition avide, l’intégrisme religieux, les traditions dévastatrices et castratrices… autant de conceptions, de notions, de combinaisons, de croyances, que de situations impossibles à respirer.
« »Excuse-moi, Ernest, il y a une femme étrange dehors, elle dit qu’elle t’attend. », lui glissa Marjorie qui fit soudain son apparition et lui posa la main sur l’épaule. Il leva les yeux, toussa pour dissimuler ses yeux humides. « Attends-tu une femme de couleur dans une petite Honda ?
– Oh, oui, dit-il, c’est Mme Ali, elle est venue me chercher.
– Une femme chauffeur de taxi ? s’étonna son fils… »
Le major Ernest Pettigrew et Madame Jasmina Ali devront résister et faire acte de persévérance.
Si l’une veut s’enraciner et se concilier les bonnes âmes locales, l’autre songe de plus en plus à la fuite du temps et aux obstacles qui se dressent.
Une balade en voiture, un charmant sourire, un livre offert, une danse, une étreinte esquissée en rêve, des paroles… tout est artifice et l’amour ne se gagne pas aussi facilement.
« – Puis-je vous préparer un peu de thé ? »
Mes premiers mots seront pour remercier Christelle, des Editions Laffont. J’ai aimé ce livre et je l’ai lu avec un plaisir gourmand.
Il m’est difficile de vous résumer cette histoire qui est dense en émotion, en scènes, en rôles. L’auteur, par son écriture légère, pleine d’humour, de poésie, nous mène dans un petit village typique de la vieille Angleterre. C’est la campagne que l’on arpente à travers les écrits de Jane Austen ou Elizabeth Gaskell ou E.M. Forster. Le charme des cottages, des vieilles pierres, des civilités, de l’exubérance distinguée, du thé-party, des cotillons, des chasses privées… Elle allie à cette peinture du 19ème, une touche lointaine aux couleurs bollywood. Le plus cocasse dans ce livre, c’est que les personnages indiens sont (sinon plus) aussi compassés et stylés que les personnages britanniques qui donnent d’eux, sous un vernis de bonne éducation, l’image de la grivoiserie et de la muflerie. Je ne vais pas reprendre tous les thèmes abordés, mais sachez qu’ils s’articulent autour de la discrimination raciale et religieuse, des désaccords générationnels, du Made in England si prisé par les Américains, de l’héritage des valeurs morales et philosophiques, la littérature… et bien d’autres sujets encore. Le noyau de l’histoire, bien représenté sur la couverture du livre, est Ernest et Jasmina. Les premières scènes suscitent une ambiance raffinée et intelligente, silencieuse aussi, et rigide. Puis une petite folie, comme soufflée par une brise, anime l’imagination et les rêves.
Je vous conseille donc ce livre, une belle histoire d’amour, qui ne génère aucun ennui, qui a la verve fantaisiste et malicieuse, qui garde l’intérêt du lecteur dans toutes ses pages, qui nous fait admirer la bucolique campagne, nous fait aimer le thé, nous fait imaginer des soieries lumineuses et diaprées, nous incite à ouvrir un Kipling, à moins appréhender le temps et à ne pas le gaspiller, à nous montrer honnête, disponible et bienveillant…
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