Isabelle Grégoire

Une femme comme elle a dû en voir des vertes et des pas mûres avant d’arriver à ce poste, pas le genre à s’apitoyer sur celles qui ne sont pas capables de passer au travers. Avoir l’air d’une chialeuse, d’une victime ou, pire, d’une stooleuse ? Je ne vois pas en quoi ça pourrait améliorer ma situation. Au contraire. Les gars, je les aurai à l’usure, pas grâce à une intervention de la direction. Ils plieront l’échine, je ne leur laisserai pas le choix. Je m’enrage et m’encourage tour à tour dans ma tête. Ça ne sera pas facile, je le sais.

Méchante évolution ! Dans l’ancien temps, c’est ça qu’ils croyaient, les gars. Qu’avoir une femme dans leurs trains, dans leurs mines, dans leurs bateaux, ça portait malheur. Ça va en prendre, des filles comme toi, pour finir par changer ça. Comme la patronne aussi, j’imagine, quoiqu’elle a pas l’air de trop se douter de ce qui se passe par ici. En attendant, faut que j’aille la faire manger. Bon vol et bon repos, ma belle, tu me donneras des nouvelles c’te fois-ci, han ?

Ça blesse votre ego macho de voir qu’une femme peut faire votre job ? C’est pour ça que vous vous mettez en gang pour l’humilier ? Ben t’es mieux de te faire à l’idée, mon champion : c’est fini, le temps où vous étiez les seuls maîtres à bord. C’est fini, le temps où vous vous organisiez pour pousser à boutte pis faire démissionner les rares filles qui s’aventuraient dans le métier. C’est fini, votre chasse gardée. Avec tous les projets miniers qui s’en viennent, ça va en prendre, des filles. Cette job-là vous appartient plus : au cégep, y en a plein comme Marie qui se préparent à vous remplacer, pis qui vont être pas mal mieux formées et compétentes que toi, à part ça. Un gars qui a même pas fini son secondaire.

De toute façon, on a beau klaxonner, les animaux ne se tassent pas, et un train, ça ne freine pas comme une auto. On n’a pas le choix de continuer…

Nomade, je le suis de sang. Je crois que c’est tout ce qui me rapproche de ma mère. Je n’ai pas eu les réponses que je cherchais ; je la déteste de m’avoir abandonnée, mais aussi, parfois, je me sens proche d’elle dans mes tripes. Est-ce vraiment de l’atavisme ou seulement mon imagination qui m’a fait broder autour de cette identité maternelle ? Un mélange des histoires, légendes que j’ai grappillées sur elle, pas tellement par mon père, muet ou presque sur le sujet, mais de quelques personnes de Schefferville qui l’ont connue. Même si j’ai mal de ne pas l’avoir retenue, je comprends son désir de bouger.
Nomade, je suis, donc. Pas question de m’enfermer dans les horaires de bureau, la routine entre quatre murs. L’idée de retourner sur les bancs de mon ancien collège ne me dérangeait pas. J’avais plutôt de bons souvenirs de mon DEC inachevé en sciences humaines. Même si j’adore lire, les longues études n’étaient pas pour moi, mais cette formation ne durait que six mois.

« Un nomade, le plus souvent, ne part pas pour fuir, mais pour retrouver ses racines, des attaches qui ne viennent pas de la terre, mais qui flottent, librement, dans le ciel de ses aventures. »

La sensation d’ennui était de plus en plus oppressante, au boulot comme à la maison. Mark voulait des enfants, pas moi. L’instinct maternel, le besoin de catiner, je ne l’ai jamais ressenti. Enfant, les poupées n’étaient pas mon fort, je préférais déjà le train électrique de mon frère. Plus tard, ma seule expérience de gardiennage,ado, a confirmé ce non-désir.

J’ai perdu la notion du temps, je n’ai plus de montre ni de cellulaire, et il n’y a pas de réveille-matin dans la chambre. Ça me rappelle Las Vegas. Je m’arrêtais là parfois quand je roulais de Montréal à Los Angeles. Dans les casinos, le temps est effacé. Zéro horloge. Zéro fenêtre. La lumière est identique qu’il soit trois heures de l’après-midi ou du matin. Les mêmes néons, les mêmes clochettes de vidéopokers. L’idée, c’est que tu perdes tes repères. Et ton argent.

Je me revois m’enfuir en courant, les mains collées aux oreilles pour ne plus entendre ce qu’Alex me criait. Mon père avait fini par me consoler. Sans me prendre dans ses bras, bien sûr, ça, il en était incapable. Il y a toujours eu une grande gêne froide entre nous, je n’ai aucun souvenir de lui me serrant contre lui. Me reprochait-il le départ de ma mère ? C’est une certitude qui a poussé très tôt dans ma tête. Et qui y est restée.

Au début, je le croyais désespéré, je pensais qu’il s’accrochait à sa croyance toute neuve comme autrefois à sa bouteille. N’était-ce pas ce qu’il avait fait depuis notre adolescence ? S’adonner à chaque vice lui tombant sous la main, alcool ou drogue, souvent les deux en même temps ? Avec des périodes d’accalmie, mais qui ne duraient pas ? Au début, donc, je l’ai un peu pris en pitié avec sa dépendance spirituelle. Puis j’ai compris que c’était moi qui étais dans le champ : Noah avait trouvé quelque chose qui me faisait défaut. Dans la culture ancestrale, il a puisé une force et même une fierté. Et alors que je l’ai parfois pris en pitié, lui m’a plutôt laissé entendre qu’il croyait en moi.