Vieillirons-nous ensemble au pas de la porte
Têtes couvertes de branches blanches et de corbeaux oubliés
Plaies confondues sous un soleil pâle mains effilées
Momies d'un amour qui nous ressemble
Ton bras à mon bras
Mon épaule contre la tienne
Merveille alors de s'éveiller comme on ressuscite
Le matin n'a pas une ride sur la peau des draps
Viens
Sortons au grand jour la rue n'a point d'âge
Pas encore
Tu ne dis rien
Près de tes lèvres le souffle se fait rare
J’écoute pour la millième fois le commencement du monde
[…]
Est-ce l'hiver
Est-ce l'été nous ne le savons plus
Entre nous l'instant tombe
Des moineaux fusent de rire, les journaux crient à tue-tête
Nos veines si bleues se répondent
Tremblerons-nous ensemble au bout du trottoir
Transis de nous voir enfin ombres illuminées.
Suite fraternelle
Extrait 8
Voici l’heure où le temps feutre ses pas
Voici l’heure où personne ne va mourir
Sous la crue de l’aube une main à la taille fine des ajoncs
Il paraît
Sanglant
Et plus nu que le bœuf écorché
Le soleil de la toundra
Il regarde le blanc corps ovale des mares sous la neige
Et de son œil mesure le pays à pétrir
O glaise des hommes et de la terre comme une seule pâte qui
lève et craquelle
Lorsque l’amande tiédit au creux de la main et songeuse en sa
pâte se replie
Lorsque le museau des pierres s’enfouit plus profond dans le
ventre de la terre
Lorsque la rivière étire ses membres dans le lit de la savane
Et frileuse écoute le biceps des glaces étreindre le pays sauvage
…
Revue « Parti Pris. N°2, Novembre 1963 »
Montréal (Québec), 1963
Les hommes de paille - extrait
« Laissez-nous doucement réapprendre la vie », Nelly Sachs.
Chacun, dans des jardins mal délimités, avait le génie de façonner un épouvantail qui fût à l’image de ses rêves. ...
Ceux-ci bientôt allaient se dresser en croix, hilares et souffreteux, portant chapeau, veste, pantalon. Certains arboraient chemise, cravate, lavallière, gants et même cigare et lorgnon. D’autres, en robe, avec ou sans mantille, assuraient une espèce d’équilibre écologique de la tendresse : épouvantailles imprévues et qui par des mariages non publiés, des alliances nocturnes, des épousailles de petit jour, parsèmeraient les champs de fleurs cruciformes, épouvantaillots, épouvantaillettes, que les oiseaux de toutes humeurs et de tous plumages adoptèrent du haut de leur vol étonné.
Un peuple vivait, sans bornes ni frontières. Fiché en terre, exposé au ciel. Sans passé, sans avenir. Mais la saison était bonne à vivre. ...
Et ils marchent soudain, ces immobiles. Vers le ciel autant qu’à ras de sol, dans le profond du terreau comme dans le fin fond des mois et des années. Ils pensent, ils rêvent, ils ont des penchants obscurs et des relevailles subites. À notre semblance, ils n’ignorent ni la joie ni la souffrance; ils languissent, ils éclatent. Et savent se taire.
... hommes-oiselés
têtes-corolles
buissons de silence
plaies empaillées ...
Et tombe la neige.
Il n’y a plus sous tant de ciel blanchi aucun geste de branches ouvertes ou tendrement qui retombent. Il n’y a plus de bras en croix qui se détachent sur un bleuté d’opaline; bras piégeurs d’ombres et de lumières, mais non pas d’oiseaux qui rafistolaient l’espace déchiré puis se posant parfois sur ces bras osseux en faisaient pousser des harpes de feuilles sonores.
Tombe la neige. Pays de blancheur étale.
Peuple enfariné ...
Cette nuit est soyeuse et pulpeuse comme les lèvres d’une blessure ouverte. Vers quel pays déraillé ces hommes de paille vont-ils s’envoler en exil? Où êtes-vous déjà en allés, mes amis contristés, mes frères de liberté-tournesol?
Et soudain la nuit se défit. Avant bien des années plus tard, comme maintenant où j’écris.
Et vous me faites signe d’un soleil bref, frères presque humains. Et vous éveillant vous bâillez sous tant de ciel pour donner rire aux oiseaux. Je vous aime, morts-vivants. Je vous aime de plus loin que mon enfance; je vous retrace, citadins aux champs d’insouciance.
arbres-humains avec des tiges de pluie
en guise de branches
avec des éclats de soleil pour feuillée
les oiseaux
trouant le silence
vous cherchaient querelles d’amoureux
Vous ai-je perdus à tout jamais? Vous retrouverai-je, par je ne sais quelle transmutation, moi aussi devenu épouvantail? Me perdre en votre espèce disparue, mon désir m’y pousse; il m’appelle à cette merveille innommable et tant décriée.
Mes épouvantails se sont enfuis épouvantés. Vers où? Les oiseaux jusqu’à ce jour ont gardé le secret.
...
Les champs vagues ont disparu
carrelés de maisons vagues
embrumés de désirs disparus
entre un hiver long et un plus long hiver
des semblants d’humains vont et viennent
l’espace d’un été bref
comme un feu de paille
...
Saurons-nous un jour de folie venteuse, et comme les pissenlits neigeux et tenaces, nous envoler vers un autre nous-mêmes? — en patrie profonde.
'Jour et Nuit', pp. 14-20
je t’ai cherché(e) sachant que je ne suis rien ni personne
sans toi et que tu n’existes pas sans mes gestes
qui tâtonnent autour de ce que tu fus seras
un peu de temps perdu nous sépare nous trépasse
je te cherchais déjà au détour de l’enfance et couvert de pâleur
par les ruelles chasseresses de vieilles rengaines clôtures déchiffrées
petite larve délavée d’insomnie j’étais trop tard dans ma vie
je te cherchais jusqu’à la sortie bouche édentée gloire de poussière
je te ferai folie de ce voyage on aura peine à plier mon bagage
et tu viendras chercheuse toi aussi de mon peu de corps
Ce pays que j’aime dans la gêne du silence ô mon amour mon amour je n’ai pour toi que cette dérision de chansonnette je n’ai pas de nom pour toi et qui sonne clair et fringant lorsque le petit matin piaffe dans la rue je n’ai pas le soir de nom idiot et tendre à poser au creux de ton épaule
Alors je te prends et te berce et nous sommes là vieillards nous écoutons les voix d’ailleurs et qui ont pleine la bouche de leurs amours.
Jusqu’où nous conduira la main de mémoire jusqu’où parmi des hommes fichés dans leur hébétude et qui
regardent à longueur de servitude passer le fleuve royal
Suite fraternelle
Extrait 4
Et voici que tu meurs Gilles éparpillé au fond d’un trou mêlé aux morceaux
de tes camarades Gilles toujours violenté dans ton pays Gilles sans cesse
tourmenté dans ton peuple comme un idiot de village
Et perdure la patrie comme l’amour du père haï pays de pâleur suspecte pays
de rage rentrée pays bourré d’ouate et de silence pays de faces tordues et
tendues sur des mains osseuses comme une peau d’éventail délicate et
morte pays hérissé d’arêtes et de lois coupantes pays bourrelé de ventres
coupables pays d’attente lisse et froide comme le verglas sur le dos de la
plaine pays de mort anonyme pays d’horreur grassouillette pays de cigales
de cristaux de briques d’épinettes de grèle de fourrure de fièvres de torpeur
pays qui s’ennuie du peau-rouge illimité
Cloaques et marais puants où nous coltinons le mauvais sort
Oh le Livre le Livre où c’était écrit que nous grugierons le pain
dur que nous lamperions l’eau moqueuse
Rare parchemin grimoire éculé hiéroglyphe savantasse écriture
spermatique obscène virgule tu nous fascines tu nous façonnes
Quel destin mes bêtes quelle destinée la rose aux bois et le prince
qui n’y était pas
…
Revue « Parti Pris. N°2, Novembre 1963 »
Montréal (Québec), 1963
Novembre s'amène nu comme un bruit de neige et les choses ne disent rien elles frottent leurs paumes adoucies d'usure
Suite fraternelle
Extrait 3
Nous
les seuls nègres aux belles certitudes blanches
ô caravelles et grands appareillages des enfants-messies
nous les sauvages cravatés
nous attendons trois siècles pêle-mêle
la revanche de l’histoire
la fée de l’occident
la fonte des glaciers
Je n’oublie pas Gilles et j’ai encore dans mes mots la cassure
par où tu coulas un jour de fleurs et de ferraille
Non ne reviens pas Gilles en ce village perdu dans les neiges de
la Terre Promise
Ne reviens pas en ce pays où les eaux de la tendresse tournent vite
en glace
Où circule toujours la jongleuse qui hérissait ton enfance
Il n’y a pas d’espace ici pour tes gestes rassembleurs de vérités sauvages
Tu es de là-bas maintenant tu es étranger à ton peuple
Dors Gilles dors tout ton sommeil d’homme retourné au ventre de l’oubli
À nous les mensonges et l’asphalte quotidienne
À nous la peur pauvresse que farfouille le goinfre du ridicule
Pirates de nos désirs nous longeons la côte de quelque Labrador fabuleux
Loin très loin de ta Sicile brûlante et plus loin encore de nos plus secrètes
brûlures
…
Revue « Parti Pris. N°2, Novembre 1963 »
Montréal (Québec), 1963
Suite fraternelle
Extrait 6
Je te reconnais bien sur les bords du fleuve superbe où se noient mes
haines maigrelettes
des Deux-Montagnes aux Trois-Pistoles
mais je t’ai fouillé en vain de L’Atlantique à l’Outaouais de l’Ungava
aux Appalaches
je n’ai pas trouvé ton nom
je n’ai rencontré que des fatigues innommables qui traînent la nuit
entre le port et la montagne rue Sainte-Catherine la mal fardée
je n’ai qu’un nom à la bouche et c’est ton nom Gilles ton nom sur
une croix de bois quelque part en Sicile c’est le nom de mon pays
un matricule un chiffre de misère une petite mort sans importance
un cheveu sur une page d’histoire
Emperlé des embruns de la peur tu grelottes en cette Amérique trop
vaste comme un pensionnat comme un musée de bonnes intentions
Mais tu es nôtre tu es notre sang tu es la patrie et qu’importe l’usure
des mots
Tu es mon beau pays tu es vrai avec ta chevelure de fougères et ce grand
bras d’eau qui enlace la solitude des îles
Tu es sauvage et net de silex et de soleil
Tu sais mourir tout nu dans ton orgueil d’original roulé dans les poudreries
aux longs cris de sorcières
…
Revue « Parti Pris. N°2, Novembre 1963 »
Montréal (Québec), 1963