Payot - Marque Page - Jacques Rossi - Qu'elle était belle cette utopie !
Une chose m’a frappé : le spectacle que j’avais sous les yeux me faisait penser à d’anciennes gravures, représentant les bateaux négriers transportant les esclaves, que j’avais vu dans les livres ou dans les musées au cours de ma vie « d’avant ». Oui. La flottille du Goulag ressemblait à s’y méprendre à celle de la traite des Noirs au XVIIIe siècle. À une différence près : nous n’étions pas entravés, ce qui, durant les semaines du trajets, nous permettait d’aller faire nos besoins dans le tonneau-latrine, alors que nos malheureux prédécesseurs africains n’arrivaient « à bon port »que souillés par leurs propres excréments. Je crois que le plus acharné des anticommunistes ne saurait nier, devant ce détail, l’évidente supériorité du marxisme-léninisme sur l’esclavagisme !
Ahmed, 48 ans, a fait sa première escale au goulag à l'age de 16 ans.
Il y revient régulièrement. Parfois pour des raisons tout à fait valables.
Souvent parce que, comme il est déjà fiché, la police le substitue à un délinquant qu'elle est incapable d'attraper.
Dans les années vingt, les travaux en plein air devaient s'arrêter à moins 25°C.
Par la suite, des instructions secrètes ont mis la barre de plus en plus haut, arrivant jusqu'à moins 50°C dans les camps de la Kolyma, par exemple.
Les idéaux marxistes-léninistes étant irréalisables et Staline ayant décrété que cette utopie était une réalité, tout le pays est contraint de recourir à la /toufta/, c'est à dire au mensonge, pour valider les mensonges de la direction du Parti. Un des codétenu de Jacques, arrêté naguère par les nazis, puis libéré par les soviétiques qui l'ont arrêté à leur tour, ne résume-t-il pas tout le système en lui confiant :
— La Gestapo me torturait pour que je dise la vérité. Le NKVD, pour que je mente.