Jean-Jacques Busino

Massimo volait au-dessus du groupe. Il s’occupait des humeurs de ses amis comme un docteur, un prêtre ou un confident. Seul André lui posait un problème. On aurait dit que celui-là pénétrait dans l’esprit des gens qui l’entouraient. Il était difficile de parler avec lui. Il pouvait être sourd ou ne pas comprendre quand il voulait. Sauf quand il avait une nouvelle affaire. André bouillonnait, souriait et parlait facilement. Il perdait ses défenses et devenait presque sociable. Mais lorsque rien ne se passait et que l’argent devenait facile, il rentrait dans sa coquille, et il était presque impossible de communiquer avec lui. Même sa fille se tenait à distance.

André passait ses après-midi à regarder sa fille jouer et apprendre à marcher. Le gros s’en occupait dès que l’emballage et l’expédition étaient finis. André restait sur une chaise, comme absent. Ses yeux ne lâchaient pas sa gosse. Elle ne progressait qu’en présence du gros, comme si elle ne faisait confiance qu’à lui. On aurait dit que Poupi savait fort bien qui était son père, mais qu’elle choisissait ses propres professeurs. Elle usait de son charme comme l’aurait fait un adulte. Bien qu’André soit très grand et noiraud, elle était petite et blonde. Elle avait l’air chétif, et seuls ses hurlements de rage l’apparentaient à André. Il avait la puissance physique, elle avait une immense puissance vocale. Une rage de vivre l’habitait, et si les événements ne se déroulaient pas selon ses vœux, elle mettait en place un canon de décibels qui auraient dégoûté les personnes les plus patientes.

Comme un homme châtré, André rentrait dans une espèce de déprime quand il s’agissait de routine. Il lui fallait tout le temps créer autre chose, tel un drogué en manque, ou quelqu’un qui ne se réveille que lorsque de nouveaux défis se présentent à lui.

Un enfant a besoin de rythme, de régularité. Manger, boire, dormir n’est pas tout. Les personnes qui l’entourent doivent être disponibles et à l’écoute. Pas de cris, pas de violence. De plus, il faut éveiller son intelligence par des jeux constructifs et progressivement plus compliqués. Nous devrons aménager son espace de manière à éviter tout accident. Massimo, tu me vires toutes ces tables basses en verre. Les angles pourraient la blesser lors de ses premiers pas.

Cette enfant a besoin de tendresse, de douceur et pas de visions cosmiques peintes par des malades flamands.

Bruegel c’est la conscience, l’équilibre total du bien et du mal par rapport à l’univers, et tout cela dans une toile…

Un enfant a besoin d’un cadre dans lequel son imaginaire puisse se développer sans troubler son équilibre psychologique.

Ce type est mon ami. Ce n’est pas parce qu’il est en bas que je ne vais pas tout faire pour qu’il remonte la pente.

Cela me fait une belle jambe, là-bas j’ai une fillette qui m’attend. Tu sais que j’aime ce pays, mais j’aime par-dessus tout ma fille. De plus, je n’ai pas de papiers pour vivre ici, et comme ma fille porte le nom de sa mère, aucune chance pour que je passe la frontière avec une môme de onze mois.

Ce type est mon ami. Ce n’est pas parce qu’il est en bas que je ne vais pas tout faire pour qu’il remonte la pente. En deux mots, il a eu une fille avec une pétasse qui a décidé d’aller se faire mettre ailleurs. À seize ans, il a dû se démerder seul, arrêter ses études et se mettre à bosser. Depuis six mois, il nous fournit les couteaux que nous revendons et il travaille le soir dans une pizzéria. Je lui ai dit de venir une semaine. Sa fille est restée là-haut avec une étudiante suédoise qui babysitte pour avoir une chambre à l’œil. Je ne crois pas qu’il fera le saut. Trop dur pour lui de tout oublier. Il suffit qu’on l’aide à prendre la décision.

Il a le même âge que nous, mais il a déjà dépensé une bonne partie de sa vie, notamment en la donnant. Je ne vous en dis pas plus. Sachez juste que lui, il a le savoir. Il voit plus loin que nous, un point c’est tout.

Personne, ici, ne travaille pour s’acheter des habits. Tout est trop cher et il faut se battre tout le temps pour survivre. Mais pour survivre ici, il faut prendre conscience que le matin, tu te lèves sur un ring de boxe et qu’il ne faut pas mettre un genou à terre, car ici, on achève aussi les humains. Et il n’y a pas d’arrêt de l’arbitre.

La facture, elle, n’a rien d’humain. Alors, pour que je ne finisse pas au nombre des victimes de l’économie moderne, allez-y mollo et faites-moi une addition en version sonate, pianissimo.