Citations de Jean-Luc Wauthier (77)
L'INSTANT D'AIMER
Levé sur le ciel
plus haut que la pluie
le geste d'aimer nous libère.
Un seul instant nous convainc
de mettre le feu aux maisons
de secouer, sur le toit, les chevelures du vent
Un double regard cristallise la moisson
p.21
Ici, on veille
forêt abandonnée
cris muets d'horreur
spectre, remugle d'eau sur le ciel
Ici, on veille
os broyés
lourd fouillis de foudre
un visiteur secret
déplie minutieusement
la croisée des morts.
p.19
Une aube aiguë cesse d'inventer le monde
Un navire tire de son ombre le poids de la mer.
Frontière, bornes transgressées
La peur s'effile au rasoir des rêves
Mais il faut redresser la tête,
Parler plus haut que le vent
Laisser naître, au cœur du silence
Les plus vastes trouées
— Ces mises à mort de nos oiseaux vivants.
p.18
À tant parler de vie,
Nos yeux
notre bouche
et nos mains
finiront par découvrir leur corps
À tant parler de temps,
les jours perdus
finirons par basculer
nos meubles à la mer
À tant parler d'émoi,
nous finirons par rendre
leurs bras aux mains avides
leurs paumes aux doigts gourds
leurs lèvres aux bouches nues
p.17
CLAIR-OBSCUR
On ne pèse pas toujours le cri muet
de l'oiseau cloué vif sur la nuit
On ne croit pas au bois sec
On ne peut plus fermer la porte
qui bat sur la ferme en feu
On tire à coups de hache
— ô la mort, la meurtrie aux doigts bleus ! —
Gestes appris, mouvements inconsidérés
L'épervier brûle sur le vent et se rit de nos feux.
p.14
CLAIR-OBSCUR
Doucement, l'ombre nous gagne
nous perdons tout espace
au désert de l'amour
quelques formes vagues
sculptent sur la neige
les images de la chair.
Nous nous brisons d'appels,
Avec pour seul témoin
la foule immense de toi-même.
p.13
CLAIR-OBSCUR
Il fallait passer la porte
posée sur les secrets du temps
Il fallait lisser ce lent miroir
qui ne connaîtrait jamais la mutilation du ciel.
Un autre cœur habite la fenêtre
Une autre saison porte le feu
Sur la pointe du vent.
p.12
CLAIR-OBSCUR
Je te porte
au seuil de la maison
Je te touche
sur la nuit
Peu m'importe
qu'il n'y ait pas de maison
pas de corps
et si peu de nuit
p.11
Et tu disais : vois
C'est le dernier jardin
et l'ultime passage
Il ne nous reste rien
que d'être ce passage
Nous attendons le soir
Et son grand éclair blanc
Sur la nuit cassée de larmes,
Une fausse odeur de sang
bat aux portes du vent.
p.7
PROCÈS-VERBAL
Pour Paul Willems
Il arrive que les morts nous parlent.
Cela survient simplement, lors d'une nuit d'orage ; ou
sur le matin calme, à l'heure où la brume frissonne sur
l'étang.
Divertis par le souffle de notre sang, nous n'écoutons pas
leur silence et leur dévidons béatement l'écheveau de nos
pulsations.
Les morts finissent par nous oublier, nous, les oiseaux
bavards qui ignorons jusqu'au vent des grandes migrations.
p.73
FABLE extrait 2
Cela commence un peu
comme l'histoire d'un homme
(…)
L'histoire finit un peu
comme ce vieil homme qui se fait peu
qui déteste les miroirs
et marche à petits pas
vers la mort
dont il a peur
mais qui l'attire
comme un carrousel multicolore
et lumineux
Ainsi s'achève cette histoire
qui fort heureusement
ne rime à rien
et n'aura pour tout lecteur
que la souveraine indifférence
des nuages
du sable
et du vent
p.68-69
FABLE extrait 1
Cela commence un peu
comme l'histoire d'un homme
perdu sur une lande en feu
il croyait la table desservie
le repas achevé
et le voici otage
de ces imperceptibles pas
qui le conduisent vers l'ailleurs
vers le sable les nuages le vent
La fable continue
comme le vent du noroît
qui souffle dans les couloirs obliques
de la douceur
et l'homme se détourne de ce qu'il fut
oublie la lande en feu
les écharpes du temps
les baisers volés aux vitres de la nuit
la sourde angoisse
de ne plus retrouver les clés de la maison
ni le beau portefeuille en cuir
qu'à vingt ans il reçut
pour y cacher les rides du destin. …
p.68
TENTATION DE DIEU
II
Admis au parloir,
je m'approche en tremblant
de la table d'hôte
(au plafond, une lézarde
sans lumière
que l'on prendrait pour un visage)
Nul ne me dit d'aller plus loin
(portes fermées
au seuil desquelles se retranche
la nuit)
p.38
TENTATION DE DIEU
I
Ceci n'est rien
qu'un peu de paille
et de lumière
où l'eau vivante fait son nid
(Dans le désert,
les pas qui viennent des étoiles
cherchant l'image de l'enfant)
Ceci n'est rien
qu'un peu de mots
pour aider l'âne et le bœuf
à réchauffer l'espace
où le miracle
prend feu.
p.38
LE MIROIR DES PRÉDICTIONS
Voici venu le seuil de la transgression
Jamais je ne fus aussi prêt à les toucher
De ces trois ou quatre visages détachés
Dont je connais, comprends et tais la mission.
Sur le versant de l'ombre aboie un chien de garde
(Et je sais bien de qui il faut que je me garde)
Dans le silence noir brillent les couteaux tirés.
Tandis que l'âge enfante un rêve mal brisé,
Je m'en remets à la frêle divinité
Ah, qu'elle écarte les orages de mon front
(Supplice béant du sombre désir sans fond)
Me voici, nu, face à l'idole sans mémoire
— Son cœur blessé cesse de battre dans le soir —
Le rouge au front, je l'entraîne dans la maison
Pour y dénuder le miroir des prédictions.
p.26
Ne cherchez pas le visage
de celui qui fuit les miroirs
et dont la mémoire
refuse de pousser la porte.
Ne cherchez pas sa maison
l'incendie a tout détruit
même l'ombre du scorpion
écrasé sur le sable
p.36
LES DAUPHINS
Mil neuf cent septante
Mil neuf cent septante
Et sur la Meuse en décrue
La longue sirène du premier bateau
Mil neuf cent septante
Année acide et lente
Voyageuse indécise assise
entre deux quais sur une valise
de verre
Cœur perdu puis retrouvé
Tant à faire
et à refaire
à défaire
pour oublier l'absence
pour investir l'enfance
long et interminable pas vers la mort
long et calme pas vers la mer
Mil neuf cent septante
année qui me hante
et m'épouvante
Tous les dauphins sont morts
en franchissant la mer.
p.20
BLESSURE INVULNÉRABLE
IV
Toi seule
intacte
au milieu du désert
V
Sur le sable
glisse
un serpent d'ivoire
et de feu
VI
Puis vient l'âge
blessure invulnérable
VII
Un regard d'enfant
sur le miroir
Là-bas de l'autre côté de la mort
qui relève le gant.
p.32-33
BLESSURE INVULNÉRABLE
I
Ceux que les miroirs
de la mort
ont asservi
je m'en détourne
et songe aux portes
où miroitent les transparence du regard
II
miroir
grand miroir
l'incendie s'allume
l'homme baisse les yeux
III
La chambre
la rue
se tiennent par la main
(une image
d'enfance qui ne veut pas mourir)…
p.32
À moi aussi, il m'arriva d'être vivant.
J'avais des excuses : après tout, ce n'était pas ma faute.
Je respirais. Librement. Du moins, je le croyais.
Aujourd'hui, je suis au fond de la mer. Sous mes pas, on
a glissé l'ombre des sables mouvants. À la surface, dans les
hôtels, des hommes noirs desservent lentement les tables et
secouent, sur les nappes, la poussière d'étoiles qui ne
veulent pas mourir.
À moi aussi, il m'arriva d'être vivant. Et d'aimer. Et de
surprendre, sous les jardins obliques, la rose poignardée par
les brumes de septembre.
Ils disent qu'il faut boucher toutes les issues par où
pourrait s'échapper la voix de l'ombre.
Ils ont craché contre le vent.
p.14