la fille du commandant Mureix pensait que, dans la vie, les gens ressemblent aux trains : certains naissent avec la vocation d’être wagons, et d’autres locomotives !… Quitte à cracher un peu de fumée, mieux vaut tirer le convoi, n’est-ce pas ?
— N’as-tu donc jamais songé, petite, que la fierté pouvait lui interdire de réclamer une créance sur ton bonheur, en s’autorisant de l’intimité de vos jeunes années de vie commune ? Le Francesino est un enfant sans famille et qui ne saura sans doute jamais de quel milieu il vient… Peut-être le pire, Carina !… Il est infirme, tu le sais… Loin d’être ce qu’on appelle un beau garçon, tu le sais aussi. Sa fortune, il doit la gagner. Et la vie d’un artiste est si pleine de hauts et de bas. J’ai payé pour l’apprendre, petite…
— Mais, Mamina, il a du génie ! rétorqua la jeune fille. Comment un tel homme peut-il se sentir inférieur à tant d’autres qui n’ont eu que la peine de naître dans un berceau doré ?…
— Le génie, ma petite fille !…Le génie, crois-moi, n’a jamais empêché un homme d’être malheureux ni timide devant la femme qu’il aime…
— Qu’il aime… répéta comme un écho Carina.
La Provence, c’est le pays des sortilèges, c’est la douceur et l’âpreté, le soleil et le vent, les oliviers, les vignes, les champs de fleurs, le chaos… Tout cela prodigué avec un excès qui la rend tellement plus séduisante qu’une sage distribution !… Elle ne s’offre pourtant qu’à ceux qui la cherchent.
La Feria !… La Fête !… En Espagne, ce n’est plus une réjouissance anodine, orchestrée de flonflons criards, qui découragent les amateurs de joie réelle. Car, bien au contraire, qu’elle soit andalouse, castillane ou de n’importe quelle province de la péninsule, cette Feria espagnole jaillit toujours comme l’explosion d’un sentiment populaire, contenu des mois durant. Ces mois au long desquels il a fallu vivre chichement, travailler avec monotonie, se mesurer les heures et les plaisirs !… Et puis, voilà que tout change. À la manière et dans le décor spécial au moindre village, une ou deux fois l’an on oublie ses soucis pour s’amuser d’un cœur unanime, chanter, danser, manger et boire au milieu des rires. Cela, dans un déferlement de guitares et de castagnettes, parmi l’envol de jupons blancs et de jupes larges, qui se déplient comme autant de fleurs, tourbillonnant au souffle d’une irrésistible allégresse.
Eh bien, tu sais, Joël, si on veut pas s'aplatir au premier choc, il faut absolument se mettre dans la peau d'un ballon... Parce que les ballons, vois-tu, plus fort on tape dessus, et plus haut ils rebondissent, mon vieux, acheva-t-elle en riant.