Jérôme Orsoni -
le feu est la flamme du feu .
Jérôme Orsoni vous présente son ouvrage "
Le feu est la flamme du feu" aux éditions
Actes Sud. Rentrée littéraire janvier 2017. Retrouvez les livre : https://www.mollat.com/livres/2017442/jerome-orsoni-
le-feu-est-la-flamme-du-feu Notes de Musique : Rocco_Granata_-_11_-_Lost_Memories_piano_and_cello_vrs(1). Free Music Archive Visitez le site : http://www.mollat.com/ Suivez la librairie mollat sur les réseaux sociaux : Facebook : https://www.facebook.com/Librairie.mollat?ref=ts Twitter : https://twitter.com/LibrairieMollat Instagram : https://instagram.com/librairie_mollat/ Dailymotion : http://www.dailymotion.com/user/Librairie_Mollat/1 Vimeo : https://vimeo.com/mollat Pinterest : https://www.pinterest.com/librairiemollat/ Tumblr : http://mollat-bordeaux.tumblr.com/ Soundcloud: https://soundcloud.com/librairie-mollat Blogs : http://blogs.mollat.com/
+ Lire la suite
En débarrassant la table où nous venions de prendre le thé, le cendrier que Pedro avait rempli, notamment, alors qu’il avait arrêté de fumer déjà un an auparavant, j’ai été pris de vertige. Il m’était désormais impossible de mettre un terme à ma collection, je ne pouvais même plus brûler les photographies, elles existaient hors de moi, hors de chez moi, en un nombre incalculable de pixels, échappant totalement à mon pouvoir, hors de tout contrôle, disséminées dans des nuages digitaux. J’allais continuer comme ça, j’allais même en faire le sens de mon existence. Tout à fait malgré moi, pour passer un temps qui ne parvenait plus à passer depuis que ma mère était morte, j’étais devenu un chasseur d’images de tombes d’écrivains célèbres (je me voyais déjà à Cambridge, photographiant la tombe de Ludwig Wittgenstein, à Buenos Aires, photographiant celle de Jorge Luis Borges, et ainsi de suite jusqu’à celle de Pedro Mayr au cimetière du Montparnasse, ou dans un cimetière qui n’existe peut-être pas encore, ou n’importe où, en fait). J’allais devoir continuer jusqu’à la dernière photographie, celle de sa tombe ; et puis plus rien. En pensant à cette dernière image qui serait aussi la dernière chose que je ferais avant de mourir, j’ai poussé un long soupir, parce que je venais de prendre conscience de la façon dont nous organisons nos vies malgré nous, dont en fait, ce sont nos vies qui nous organisent parce que nous les remplissons d’activités qui prennent le pas sur nous-mêmes, et nous régissent. J’ai pensé à la bêtise séminale qui organise nos vies jusqu’à ce que nous ne puissions plus rien faire si ce n’est les vivre malgré nous parce que c’en est devenu le sens.
C’est vrai que j’avais rendez-vous avec Pedro Mayr. Mais je n’avais pas envie de sortir de chez moi. Il serait inexact, voire injuste, de dire que je n’avais pas envie de voir Pedro. Je préférais simplement rester chez moi, quitte à ne rien faire, ou du moins à ne rien faire de précis, ou qui soit digne de figurer dans le récit d’une journée. Je savais bien que Pedro allait m’attendre, qu’il allait s’impatienter, ensuite. Et comme il pleuvait, ce mercredi de novembre, l’attente allait être encore plus pénible pour lui, sous la pluie, lui qui n’aime pas ça, pas plus que moi, qu’il allait essayer de me joindre, et que je pourrais donc rester complètement seul chez moi, comme j’en avais l’intention, qu’il allait me déranger – ce qui, en un sens, était bien normal puisque c’était moi qui l’avais dérangé, pour commencer, en lui donnant ce rendez-vous auquel je n’avais plus nulle intention de me rendre -, et que nous finirions par ne plus nous entendre du tout, lui me demandant pourquoi je ne venais pas et moi lui répondant que je préférais rester seul chez moi.
J’ai attendu d’être rentré chez moi pour entendre ces mots, entendre cette voix qui me soufflait d’une rive à l’autre. D’une rive à l’autre, je n’entendais pas tout ce qu’elle me disait, mais simplement ce que je voulais entendre ; pas seulement une histoire de ville qui serait formée de deux villes, mais une histoire de rives que l’on ne franchit peut-être pas tant qu’on imagine ce qui se passe de l’autre côté. Imaginer ce qui se passe de l’autre côté, imaginer ce qui se passe là où l’on n’est pas, je ne dirais pas que c’est une définition valable du fantastique. En revanche, c’est le sens même de ce climat d’étrangeté dont la voix me parlait.
... je me suis extirpé du peuple, je me suis extirpé en quelque sorte du monde des affaires courantes, je me suis extirpé du monde des hommes qui parlent et disent des choses qu’ils ne comprennent pas pour me concentrer sur des choses simples, des choses dont la valeur ne réside pas dans la matière, mais dans le sens qui se détache de la matière.
Et on voit bien dès lors où se situe cette supercherie : je n’ai pas fait un rêve, j’ai rêvé de la littérature. Ce qui s’est traduit dans mon rêve par la recherche de quelqu’un que je ne parvenais pas à trouver et par ce placard : « Écris et sois roi. » Les deux éléments n’ont rien à voir entre eux, à ceci près qu’ils racontent ensemble une histoire à la Borges, dans laquelle je ne suis qu’un protagoniste. Et ainsi la supercherie est-elle d’un genre particulier parce que ce n’en est pas tout à fait une, du moment que je ne suis pas dupe de mon rêve.
Mon rêve n’est pas un rêve, c’est l’histoire d’un rêve, c’est la fiction d’un rêve. Je ne rêve pas que je rêve, mais mon rêve est façonné par la fiction. Ce n’est pas moi qui rêve, c’est la fiction, c’est la littérature qui rêve, et moi, je suis là, endormi.
Je ne suis pas le sujet de mon rêve, mais simplement un personnage perdu, à la recherche de la littérature. (« Un rêve »)
Pedro, comme j’ai pu l’être aussi, comme je le suis peut-être encore, me semble-t-il, Pedro a toujours été terrifié par le romantique, par ce qui nous écarte des voies de l’ordinaire, par tout ce qui nous fait envisager un autre horizon, un horizon qui n’est pas devant nous, mais que nous venons de perdre et dont nous cherchons la trace au risque de nous précipiter dans le vide. C’est ce saut – périlleux, à l’évidence – que fait Satan, et qui retient Xavier de Maistre chez lui, exilé volontaire dans sa chambre. Ce n’est pas ce saut qui me retient chez moi. C’est une autre objection. Comme cette idée selon laquelle je pourrais envisager la possibilité que ce saut cesse d’être périlleux pour devenir quelque chose que nous devrions faire si nous voulons simplement faire quelque chose : un premier pas en avant, définitif.
Et Satan, en effet, est une bonne compagnie.
Je me préparai rapidement et sortis dans la rue pour occuper cet angle que forment le restaurant à côté de chez moi et l’entrée de mon immeuble. Un renfoncement suffisamment sombre, même en plein jour, pour que j’y passe inaperçu. Quand l’homme en noir arriva, je lui laissai un peu d’avance et me mis à le suivre à une distance raisonnable. J’eus rapidement la sensation d’être tout à fait ridicule, n’étant pas ce qu’on peut appeler un détective privé de formation. Toutefois, la perspective de découvrir qui était cet homme et pourquoi il portait ce grand chapeau noir me poussa à continuer.
Il faisait chaud à Montevideo ce jour-là, et je sentis que je commençais à transpirer. Quant à lui, l’homme en noir ne semblait pas être gêné par la chaleur. Il marchait d’un pas rapide, régulier et déterminé. Il me semblait qu’il n’allait nulle part en particulier, ou du moins, il ne donnait pas l’impression de suivre un itinéraire prédéfini. On aurait pu croire qu’il dérivait, mais c’eût été lui prêter une intention situationniste, bien trop parisienne pour notre hémisphère. (« Il y a un homme. Il porte un grand chapeau noir. »)
Mon héros, Ludwig Wittgenstein – c’est peut-être l’homme de ma vie – est surtout le héros d’une histoire dans laquelle l’intrigue se noue lorsque le héros – ce n’est pas le narrateur, le narrateur, c’est moi, et Ludwig, le héros – se rend compte qu’aucune continuité ne le précède, qu’aucune continuité ne lui est donnée. Alors, il a d’abord le sentiment qu’il ne fait que détruire, qu’il est responsable de la perte, de la disparition de la continuité. Mais dans cette histoire, il doit finalement être heureux. Être heureux avec des morceaux de musique – des thèmes, des mélodies, des séquences rythmiques – , des remarques qui commentent des remarques qui commentent des remarques, etc., des récits qui nous racontent aussi l’histoire de quelqu’un qui cesse de croire que les choses, les événements, et nos vies sont des morceaux d’un grand tout que nous devons mettre au jour, et comprendre. (« Tous les cristaux sont de pacotille »)